n sortant, je vais boire un café au comptoir du Nord-Sud, où Jacques, d’une bonhomie uniforme du matin jusqu’au soir, sert tout le monde avec des blagues répétitives qu’on réentend chaque matin. Ça rassure. J’y retrouve le public d’un comptoir parisien, le vieil Africain très élégant, le type chassieux qui fixe son demi, les deux quadras en costard qui parlent clients, l’intelligent qui tourne en boucle et dénonce « l’imbécillité érigée en système », et puis moi qui sors à 14 heures d’une matinée au Pain partagé, saturé de relations brutes, lessivé par ce plongeon dans l’humanité nue.
Dommage que je ne prenne pas de sucre, je tournerais lentement ma cuillère dans ma tasse en fixant le tourbillon de mousse, hypnotisé, incapable de rien d’autre, essoufflé par ce bain d’émotions dans lequel j’ai plongé ; lessivé, c’est bien le mot. Alors, le comptoir parisien et les blagues répétitives, ça repose comme le bord de la piscine quand on a fait trop de longueurs. J’ai passé la matinée au 36, rue Hermel, à côté de Notre-Dame-de-Clignancourt.
Dehors, c’est Jules-Joffrin, sa bouche de métro, un kiosque à journaux et quelques bancs, un coin du XVIIIe où on ne pense pas aller, puisque c’est derrière Montmartre ; le Paris monumental est fini et le Paris festif est ailleurs, on est dans la vie simple, c’est une place agréable et banale. Sur un banc, un Africain ivre apostrophe la cantonade d’une voix de stentor : « Arrêtez de me juger ! Si vous me critiquiez positivement, encore ; mais négativement ! ». Il est très sale, entouré de ballots, il ne bouge absolument pas, mais rythme le déroulé des adverbes comme s’il déclamait des alexandrins. Sur les autres bancs, SDF et chibanis, clochards du quartier et réfugiés échangent mollement quelques mots, prennent côte à côte le délicat soleil d’octobre, attendent. Quoi ? Que le temps passe. Autour de la bouche de métro où circulent les pressés, sont assis ceux pour qui les journées sont longues, ceux qui ont tout leur temps, mais leur temps est vide.
Je n’avais jamais vraiment regardé ce peuple immobile auquel on ne prête pas attention ; pour les actifs que l’on peut appeler les agités, ce qui ne bouge pas se confond avec le décor urbain, kiosques, pigeons et grilles de fer au pied des arbres. On ignore très bien ce qu’on ne veut pas voir.
Mais je vais au Pain partagé et, maintenant, des ultra-pauvres, j’en vois partout, je les vois de loin, je les distingue de la foule et du bitume, autour des abribus, dans une embrasure, sur un banc. Ils sont donc si nombreux ?
a maison paroissiale est discrète, dans la cour intérieure d’un immeuble : une grande salle carrelée sans fenêtres, éclairée au néon, comme une salle polyvalente de village. Deux tables près de l’entrée font comme une billetterie de fête locale, une petite caisse pour la monnaie, deux boîtes au couvercle fendu en tirelire, des feuilles couvertes de tableaux et puis, étrangement, un distributeur à pompe rempli de savon rose et une pile de gobelets en plastique, format ristretto.
Denis, le portier pince-sans-rire, inscrit ceux qui viennent. Chacun donne son nom, le nom qu’il veut ; on coche la case s’il est déjà venu, on ajoute une case si c’est la première fois. Il y a 280 noms sur le tableau de présence, et une grosse soixantaine vient chaque midi, on sert 80 repas. Quand le nombre est atteint, on ferme. La feuille est prête dans sa pochette : « Désolé, nous sommes complets », mais je ne l’ai jamais vue utilisée.
Ensuite, Denis essaie de remplir les cases vides du tableau des tâches. Il y en a une vingtaine : mise de tables, service, débarrassage, vaisselle, essuyage, ramasse-miettes, lavage de tables, essuyage de tables, lavage du sol, et d’autres encore en face desquelles il faut inscrire un nom.
« Il a été dit que je répartissais les tâches ; et bien non, on me prête trop de pouvoir : je sollicite les gens. J’ai été chef toute ma vie alors, maintenant, je ne dirige plus rien.
– Chef de quoi ?
– Responsable des moteurs de TGV. »
Chacun verse sa contribution, s’il peut, s’il veut, un euro pour les accueillis dans une boîte Quality Street, et deux euros pour les bénévoles dans une caisse séparée. Deux euros, c’est le prix de revient des repas. Et le savon ? C’est pour la douche, ceux qui veulent prennent un petit verre de liquide rose, une serviette, et vont à la douche située dans la cour de l’immeuble.
« On l’achète dans de grands bidons ; avant, on avait un distributeur marqué "liquide vaisselle", mais ça gênait, alors on a trouvé celui-là, qui fait plus salle de bains. »
Il me raconte ça avec son sourire de chat, me laissant apprécier le pouvoir illusoire des mots ; mais finalement, moi non plus, je n’aimerais pas me laver avec un liquide rose sorti d’un bidon marqué « liquide vaisselle », il n’y a pas de raison que ce soit différent pour quelqu’un d’autre, quel que soit son état de fortune.
Dedans, ça s’agite. On dispose les tables, on désentasse les chaises, on met la table, dix carrés de huit, comme chaque mardi et chaque vendredi. On installe aussi le bidon de café, on découpe le gâteau en petites parts, et un bénévole fait la distribution.
« Vous prenez combien de sucres ?
– Aucun.
– Ah, vous faites à l’occidentale. Nos amis de… l’autre côté de la Méditerranée en prennent plutôt trois.
– Il y a deux millions d’Algériens diabétiques, intervient un jeune homme en survêtement d’équipe de foot, et, au Maroc, je ne sais pas. »
Une longue discussion s’ensuit à ce propos, tout en remuant les tasses et en grignotant du quatre-quarts. La salle se remplit lentement, ça ouvre à 9 heures, on mange à midi pile ; entre les deux, c’est ouvert à tous. Il y a du monde, des chaises, on s’installe, on lit les journaux gratuits, on remplit les mots croisés, on passe tranquillement le temps.
On les appelle « accueillis », ceux qui viennent. Comment les appeler sinon ? Des « pauvres » ? Le mot est assez flou, donc pas si faux. Mais leur diversité est telle que vouloir un seul mot pour les décrire est une illusion. Accueillis, ça signifie qu’ils viennent, qu’on les prend en compte, et qu’il y a une assiette pour eux. J’aime bien le mot d’« infortunés », que personne n’emploie, mais qui disait, en 1789, la foule du quatrième ordre : ceux qui n’entrent dans aucun des trois autres car ils n’ont ni chance ni fortune, alors on ne les entend pas, on ne les voit pas, personne ne les représente. Ils sont la matière noire de la société : ils existent hors des regards, mais ils agissent par leur présence, ne serait-ce que par la peur qu’ils inspirent, par cet état d’infortune qui pourrait être le nôtre.
Vous avez vu la belle cuisinière qu’on a ?, me dit Denis d’un air rêveur, et en plus elle fait super bien la cuisine. » Véronique traverse la salle du pas pressé de la cuisinière au travail, chaque minute compte. Toute en noir, silhouette précise, voix qui porte, elle en impose. Elle fait tourner la cuisine de main de maître, secondée de deux aides dont la nonchalance n’est qu’apparente : Roland l’Ivoirien et Kevin le Mauricien ont le geste souple et le sourire facile, tout en étant d’une compétence sans faille. Ils estiment que ce n’est pas nécessaire de paraître stressé pour être efficace.
La cuisine est au cœur du Pain partagé. Équipée de matériel professionnel par la municipalité et le Secours catholique, il s’y fait des miracles.
« Vous cuisinez du frais ?
– Non, c’est ingérable. C’est surgelés et boîtes, avec un petit tour au marché pour des herbes et des condiments. Ce sont des produits simples, qu’il faut rendre savoureux. »
Elle est cuisinière indépendante : traiteur, buffets, événements ; par ailleurs, elle s’investit dans des associations, forme du personnel de cuisine, vient deux jours par semaine comme bénévole au Pain partagé. Je note, ça prend le temps de trier et de ciseler une botte de persil plat et, devant ce tourbillon d’activités, je m’étonne. « Je suis une femme qui a besoin d’être très occupée », sourit-elle. En voyant ses gestes accélérés et précis, je veux bien la croire. « Et puis, ça donne un sens à la manière dont je peux exercer mon travail. Gagner ma vie, faire plaisir, penser aux autres. »
« J’ai l’habitude de travailler des produits plus nobles mais, ici, c’est deux euros le repas », dit-elle avec un sourire d’excuse, mais où brille l’étincelle joyeuse du défi à relever et, à chaque fois, surmonter.
Les salades sont des compositions de boîtes, en proportions différentes selon les jours, et agrémentées d’herbes, d’oignons émincés, d’une sauce bien faite. Les petits légumes de cantine n’en reviennent pas d’être si bien traités, et ils le rendent bien : c’est bon, relevé, on le découvre avec surprise, et on en reprend.
Pour des blancs de poulet, Kevin réalise une marinade magique : épices, moutarde, crème, c’est jaune et odorant, et puis il aligne les quatre-vingts morceaux dans des plats et les met au four. Ce sera moelleux et goûteux, très légèrement piquant. Kevin n’a aucune formation en cuisine mais a toujours aimé ça, depuis l’âge de 10 ou 11 ans, il a beaucoup travaillé avec les vieux de son pays pour les fêtes et les mariages. « Je peux être énervé à 100 % ; quand je rentre en cuisine, ça va. » Sinon, il vit de petits boulots, et vient deux fois par semaine au Pain partagé pour s’occuper de tous.
Les patates grésillent dans une persillade.
« Comment on sait que c’est cuit ?
– Quand c’est doré et que ça a bon goût, c’est bon », répond Roland en secouant les poêles.
Au fond, ça ne coûte pas plus cher de faire bon que de faire mauvais : la différence tient à l’imagination, à l’invention, au soin, choses peu coûteuses que nos trois cuisiniers donnent sans compter. Ils humanisent le repas en lui donnant une valeur de plaisir et de partage : ils sont au cœur du projet du Pain partagé.
En ce moment, sont utilisées les boîtes d’un don massif du Secours alimentaire. Ils fonctionnaient avec des emplois aidés et, avec leur réduction, ils se retrouvent avec des stocks sans personne pour les distribuer. Alors ils les ont donnés, mais ce sont de petites boîtes individuelles. Il faut ouvrir quarante boîtes de patates nouvelles, quatre-vingts boites de thon.
« Moi, je joue de l’ouvre-boîte », rigole Dédé.
Et, tout en découpant d’un geste habile, il s’essaie à définir ce lieu. Je note.
« C’est comme un port pour des marins en détresse. » Il se ravise, ouvre une autre boîte : « C’est comme des marins en détresse qui ont trouvé un port d’attache. C’est mieux comme ça ? »
Dédé est un bel homme longiligne, le visage marqué et la voix rocailleuse, le regard tendre mais parfois ironique, parfois agacé, attentif à ce que tout se passe bien, que l’esprit du lieu soit respecté. Il a été un accueilli, il a été à la rue. « J’ai été Depardieu et Renaud à la fois », dit-il en rigolant, pour évoquer l’alcool qui l’a ravagé ; mais il est en meilleur état physique que l’un, et moins dépressif que l’autre.
« Je suis la girouette de permanence, j’ai un œil à tout, je fais les courses, le service, la plonge.
– Tu fréquentes d’autres lieux ? »
Je fais le journaliste, mais ma question tombe à plat, un peu inconvenante.
« Non ! Je suis fidèle au Pain partagé, je ne vais pas ici ou là… »
a toute jeune Lorena apporte des gâteaux. Elle était venue l’année dernière avec son lycée et, cette année, elle a son vendredi libre, elle revient. Les gâteaux ont ici leur importance : on les distribue en même temps que le café et, pendant la matinée, c’est un moment agréable, gâteau et café sur une chaise, au chaud ; c’est précieux quand on vit dans la rue. Pour certains, c’est le petit déjeuner.
Comme j’étais accoudé à la cuisine sans rien faire d’autre que bavarder et prendre des notes, on me tend le couteau : « Vous voulez le couper ? », me demande-t-on sans aucune trace de point d’interrogation. Je commence à faire des parts triangulaires, comme à la maison. « Non ! Plus petit ! », me dit-on. J’esquisse une recoupe de mes parts, mais Geneviève s’empare du couteau : « Non, plus gros ! Pas question de faire de petites parts ! » La frêle mamie aux cheveux blancs ne transige pas sur la générosité. La conversation est vive, petites parts, grosses parts ; je me retire, je ne suis qu’un visiteur qui ne maîtrise pas les données du débat.
Lorena a mis ses chaussons en plastique, une charlotte sur la tête et, très concentrée, elle ouvre les paquets de merguez qu’elle range dans des plats à four. Je la regarde faire, cela ne détourne pas son attention.
« Qu’est-ce qui fait que tu viennes ici ?
– Ben, pour aider. »
Et, imperturbable, elle continue de piquer les merguez alignées dans les bacs en inox.
Ce n’est pas facile de sonder les motivations des bénévoles. C’est tellement positif de venir qu’ils ne voient pas bien pourquoi préciser, et puis comment préciser.
J’interroge Adeline qui salue un par un tous les accueillis avec une vigoureuse empathie, qui s’assoit et bavarde avec chacun sans jamais se départir de son sourire énergique. Elle est free-lance dans la com’, et organise sa semaine pour venir régulièrement.
« Mais pourquoi ?
– J’avais du temps, j’ai voulu m’en servir. Au moment de la crise des migrants, je me suis dit : est-ce que je peux être utile ? Je suis venu là. »
Je me retourne vers Corinne qui a ouvert une boîte géante de compote et en remplit quatre-vingts petits bols, pour le dessert.
« Vous aidez tous les jours à la cuisine ?
– Oh, moi je fais les desserts, c’est tout. Pour moi, c’est important.
– Les desserts ?
– Non, les gens. Venir ici voir les gens. Mais c’est difficile de leur parler. »
« Vous voyez Gabriel ? » Elle me montre un accueilli à barbe blanche, sourire doux et œil malicieux.
« Il a un petit logement, il est sous tutelle, il a l’air un peu flou mais, dans sa tête, il va bien. C’est un personnage qui mérite qu’on parle de lui. »
Je m’assieds à la table où s’est installé Gabriel, Manu fait le portrait de Marie-Jeanne qui pose, il dessine en bavardant, il ajoute les couleurs, le portrait est vif, plein.
« On dirait Madame de Montespan, dit Gabriel.
– Ah ça, je ne sais pas, dit Manu en riant.
– Celle qui a foutu la révolte de la République, continue-t-il. Dans l’aristocratie française, il y avait de belles femmes. Tout le monde ne s’entendait pas avec elle, mais elle avait quelque chose. »
Il me voit noter.
« C’est vous l’écrivain ?
– Oui…
– Et de l’histoire naturelle de France, vous en faites aussi ? »
Je reste perplexe.
« Moi je lis beaucoup L’encyclopédie de la France profonde. »
Ma perplexité redouble.
« Il y a une école d’écrivains du côté des Invalides, je crois... »
J’avoue mon ignorance. Pendant tout le dialogue, il ne s’est pas départi de son sourire malin, il parle d’un ton agréable et très amical, mais j’avoue ne rien comprendre de ce qu’il dit.
e vais voir Annette, une petite dame très menue qui arrive très tôt le matin et s’installe toujours à la même place. Elle a un sourire pétillant quand elle me parle, qui s’efface quand elle se tait, et revient alors son air inquiet.
« C’est bien ici. C’est dommage que le monde ne soit pas aussi harmonieux. Nous naissons, grandissons, puis nous… nous… (elle hésite) nous suivons la même route. Je trouve ça bienfaisant pour les populations qui ont besoin de réconfort. Moi, c’est pour les relations humaines.
– Vous venez tôt...
– J’ai une vie conjugale, mais il s’en va tôt. Je trouve ici le contact humain, et ça m’apporte beaucoup. Je trouve que le monde se déshumanise, avec le numérique et tout ça, on ne connaît pas ses voisins, les gens ne voient plus les petits détails essentiels de la vie autour d’eux. »
Et puis s’enclenche une discussion interminable. Un homme s’assoit en face d’elle et, d’une voix un peu sèche, elle lui rappelle qu’une dame se met toujours à cette place. « C’est sa place ? – Non, simplement je vous le dis. – Je ne suis pas à ma place ? – Ce n’est pas ce que j’ai dit. » Ils parlent trop doucement, ils se font répéter à chaque fois. « C’est pas grave », dit-elle, mais elle insiste beaucoup. L’autre finit par se lever. Elle se retourne vers moi, très ferme : « C’est pas pour moi, c’est juste que cette dame se met toujours là… »
Pendant ce temps, Athem passe et repasse dans la salle, portant des assiettes, parlant tout haut d’une voix de fausset. C’est un petit bonhomme tout rond, une ombre de moustaches au-dessus de ses lèvres d’enfant, il met son poing dans sa bouche comme un micro et fait des annonces, on ne comprend pas exactement ce qu’il dit de sa voix haut perchée.
Un matin, surexcité, il pose les assiettes n’importe où, geint de façon confuse, on saisit au vol quelques mots qui reviennent : « M’a poussé… volé mon argent. »
Les bénévoles sont soucieux : dans un mouvement confus, il a poussé la concierge qui s’est cognée au mur. Son mari s’est interposé, il a repoussé Athem qui est tombé sur les fesses, s’est relevé sans dommages et est allé mettre la table en vitupérant. La concierge est choquée, contusionnée, son mari a appelé la police.
Les bénévoles essayent de parler à Athem, mais il raconte les événements en les mimant, il pousse son interlocuteur avec exactement la même force, en criant : « M’a poussé ! » Pour lui, raconter et faire, c’est la même chose.
Arrivent trois policiers équipés comme des troupes d’intervention du 9-3, arme à la ceinture, gilets pare-balles, tonfa dans le dos, et, devant le petit bonhomme à la voix de fausset, ils sont un peu décontenancés. Athem leur explique, crie et s’effondre brusquement. Les policiers effarés le regardent immobile à leurs pieds. « Mettez-le en PLS, dit le chef. – Il s’y est mis tout seul… » Les policiers, un peu en surnombre et suréquipés pour ce cas, se détendent, le père Philippe Marsset, responsable de la paroisse, en parle avec eux. Que faire ? Une dame a été objectivement brutalisée, mais par un homme un peu confus, malade, que l’on peut difficilement tenir pour responsable de ses actes.
« Ce n’est pas très représentatif de ce qui se passe au Pain partagé », me dit le père Marsset, méfiant de ce que je pourrais écrire. C’est vrai. Mais, dès le début, on m’a parlé de ça : des règles à faire respecter, de l’autorité à avoir et des exclusions temporaires qui sont parfois prononcées. Plusieurs m’ont raconté l’événement de l’année passée, où un grand type en pleine exaltation mystique a démonté le Christ vissé au mur, une statue en bois de trois mètres de haut, l’a cassée et jetée à la poubelle en criant : « Ce n’est pas la vérité ! C’est moi qui suis là ! » Ce qui n’était pas tout à fait faux. Les paroissiens en ont été tout retournés, mais le Christ a été recollé par un artisan, il n’en garde pas d’autres blessures que celles qu’on lui prête traditionnellement.
À 11 heures, arrive Andrea d’un pas lent et majestueux, soutenu par Bernard qui est allé la chercher. Elle marche difficilement, mais elle transforme cette difficulté en cérémonie théâtrale.
« Bonjour tout le monde, dit-elle d’un air sombre des mauvais jours.
– Bonjour, Andrea.
– J’ai dit : bonjour tout le monde.
– Ah… j’ai pas entendu.
– Je l’ai dit.
– Salut la râleuse, dit Adeline.
– L’emmerdeuse, pas la râleuse, corrige-t-elle. Ça ne s’appelle pas râler, ça s’appelle dire la vérité. »
Elle ne se fait pas prier pour me parler. Le corps est fatigué, usé, mais elle a une belle voix d’actrice.
« Ici c’est très très chaleureux, vous pouvez le dire. C’est la nourriture du cœur qui compte, plus que le manteau. Quand on est dans la rue, on a besoin de cette chaleur. Les gens de la rue sont souvent mal regardés, ou pas regardés, on est jugé. On a peur de se faire agresser, du regard, de tout. Et, quand on rencontre une personne qui sait vous voir, c’est là qu’on peut changer. Quelqu’un a su trouver la faille pour voir au-delà de l’apparence de ce que j’étais. C’est en grattant que l’on trouve des trésors, derrière un caillou que l’on rejette.»
J’ai posé pour des peintres, des sculpteurs, j’ai fait de la figuration au cinéma, j’écris des poèmes, je fais beaucoup de choses. Je m’appelle Andrea et j’ai 75 ans. »
À la fin, elle me remercie avec effusion et gravité de l’avoir si bien écoutée, et d’avoir pris des notes devant elle.
À table, nous sommes huit, dont un bénévole. Les grands plats sont servis, de bonnes portions pour chacun, et on ressert. Athem reprend trois ou quatre fois de la salade et, quand Bernard débarrasse le plat, il tend une fois de plus son assiette : « Encore, Madame… Euh… Monsieur… » Le Pain partagé est nourricier.
Christophe, crâne rasé, bras croisés, ses yeux bleus écarquillés, ressemble à un personnage d’un film de Jeunet mais, quand il parle, c’est d’une voix très douce. Sur son visage passent à toute vitesse toutes sortes d’expressions. « Il a au moins vingt personnages à l’intérieur », dit Manu qui n’arrive pas à le dessiner.
« Dès que je commence avec une expression, il change. »
On m’indique Rachid comme un vieil habitué. Il est à côté de moi. Alors, très mondain, j’engage la conversation, carnet sous la main, stylo ouvert.
« Vous êtes un habitué du Pain partagé ?
– Oui. »
Il faudrait inventer le point d’interruption pour indiquer que celui qui parle n’a aucune intention d’enchaîner, il continue d’enfourner la délicieuse salade. J’apprends que les règles de l’aimable conversation ne s’appliquent pas partout : chacun ici parle ou pas, un peu, mais toujours à sa façon.
nna est très sale. Elle va pieds nus dans des savates, enveloppée d’une grosse doudoune d’où émergent son cou maigre et sa tête d’oiseau déplumé. Elle explique à Michel qu’elle a voulu acheter quelque chose avec un bon du Secours catholique dans un magasin du XIe, qui l’a renvoyée car « on ne travaille pas avec le Nord ». Elle demande une liste des magasins du XVIIIe, et raconte encore et encore son histoire, avec d’infimes variations, en répétant de temps en temps : « On ne travaille pas avec le Nord. » « À Munich, ce n’est pas comme ça », dit-elle.
Elle parle d’une voix ferme, on a l’impression qu’elle raconte quelque chose de très clair ; mais, si on reste un peu plus, c’est sans fin, ça tourne en rond, les mêmes éléments reviennent et ça peut durer éternellement.
« Elle a vécu en Allemagne, me dit Michel.
– Non, je suis en France, réplique-t-elle.
– Mais avant…
– Non, pas du tout. N’insistez pas. Vous êtes agité. Laissez-moi, j’ai du travail. »
Et elle sort de sa doudoune une feuille pliée en six. Cela forme des cases dont certaines sont couvertes intégralement de mots et de ratures d’une petite écriture nette et absurde. Elle se concentre sur l’une des cases libres, et entreprend de la remplir.
« Je suis reconnue comme la meilleure en Europe pour la précision de mes travaux, laissez-moi maintenant.
– Elle a été professeure de naturopathie, me souffle Michel. Elle a fait des expertises de mégalithes, de type Stonehenge. »
Elle reste là deux heures, elle remplit intégralement l’espace vide de son écriture abstraite. Quand il faut compléter les tables de huit, personne ne veut être à côté d’elle. Tout le monde proteste, on parle de lui faire prendre une douche. Elle semble ne pas entendre puis, d’un geste brusque, elle se lève et s’en va.
« Elle a été stigmatisée, ça ne lui a pas plu, alors elle est partie, explique doctement Philippe. Elle a vécu quelque chose de grave. Elle a deux pères, deux dates de naissance, deux prénoms. Il paraît que c’est typique de l’inceste. Il y en a même qui croient à plusieurs univers.
– Tu en es où de ses lectures ?, demande Danielle.
– Dostoïevski. En juin, j’ai encore essayé Proust, mais je n’ai pas pu.
– C’est peut-être une lecture d’hiver ?
– C’est surtout le Luxembourg qui est un peu bruyant. Je ne peux pas lire chez moi alors je lis dans les parcs. Karamazov, c’est fluide.
– Vous avez fait des études de lettres ?
– J’ai un BEP d’électrotechnique, qui m’a permis de bosser dix-sept ans, mais on ne peut pas toujours faire ce qu’on n’aime pas. »
Nous discutons de choses et d’autres, de livres, d’auteurs.
« Houellebecq, un drôle de type. Je l’ai vu dans ce film qu’il a fait.
– C’est l’époque où il n’avait pas de dents, ça lui faisait une drôle de tête », dis-je.
Silence pesant. Encore une gaffe.
« J’en n’ai pas non plus. J’avais un appareil, il tenait plus, je ne l’ai pas remis. Mais les gencives durcissent, on peut manger. »
« Revenez souvent, conclut-il. Il y a des sujets ici. C’est l’école de la vie où on s’est plantés. C’est riche, c’est la compensation de la pauvreté. Vous verrez, quand on a tout perdu, on n’a plus peur de perdre, c’est une libération. Vous avez vu les gens ? Ils ne sont pas malheureux, ils plaisantent. »
J’en doute. J’ai l’impression qu’il parle de lui, de la libération de la chute. Il ressent comme une légèreté l’apesanteur d’une chute indéfinie. Il suffit de regarder les postures autour de la nourriture, les bras en rond autour de l’assiette, la tête penchée, la fourchette solidement empoignée, et puis l’inquiétude des places, le rapport aux objets : la crainte de perdre est là, mais muette ; elle agit.
Saïd lit l’intégralité du 20 minutes avec l’air concentré et absent que l’on a dans une salle d’attente.
« Quel jour on est ?, demande-t-il. Ah, dans dix jours, je pars en Suède. Je n’ai pas d’attaches ici, je galère trop. C’est un peu fou, mais je m’en fous. Il faut prendre des risques, non ? Je veux travailler, pour devenir propriétaire. Je ne parle pas leur langue, un peu d’anglais, beaucoup de bagout. Rester en France, ce serait trop dans l’illégalité. »
Il évoque des retenues de salaire qui réduisent ses revenus. Je ne demande rien de plus.
Je le revois plusieurs jours après.
« Alors, la Suède ?
– Ça va le faire, même pas peur. J’ai un peu retardé le départ parce qu’avec 500 €, c’est un peu juste. J’ai trouvé un vol à 51 €, une auberge de jeunesse à 12 € la nuit. Faut prendre des risques », répète-t-il encore.
Je ne saurai rien de son passé, j’ignorerai son avenir mais, maintenant, il me salue avec chaleur quand nous nous croisons. Il m’a confié son histoire, il me reconnaît.
Les demandes fusent. Après avoir lavé les sols, Ahmed vient me voir, et nous discutons de l’importance du Pain partagé, de l’accueil, etc. Et, sur le même ton, il me demande de l’aider pour un appartement pas cher. Il ne trouve pas de boulot de carreleur, il est en galère, il faut qu’il se loge. Je lui dis que je ne suis que de passage, je l’envoie au responsable qui doit savoir que faire dans ces cas-là.
Un accueilli s’approche d’Adeline :
« Y’a pas un Doliprane ?
– On ne peut pas donner ça.
– Mais normalement il y en a. Y’en a toujours.
– Demande au responsable. »
Heureusement, le responsable du jour est Jean-François, l’économe aux épaules solides et au regard bleu tranquille.
« Ici, c’est un lieu de convivialité et de partage, pas d’accueil, ni d’aide. Mais on est tout le temps débordés par des situations qui nous dépassent. La seule façon de s’en sortir, c’est de se dire qu’on est là pour une mission, pas pour tout. »
Un accueilli s’approche :
« Je voudrais prendre une douche et me raser.
– Le savon et les serviettes sont à l’entrée.
– Je voudrais me raser.
– On ne donne pas de lame.
– Mais alors, comment je me rase ? », demande-t-il d’un air désemparé, et il reste immobile devant Jean-François, en frottant ses joues hérissées de poils. Il y a un moment de silence, de gêne, qu’on aimerait interrompre pour lui donner ce qu’il demande, et puis il va chercher savon et serviette en marmonnant. Tout le problème est de garder la bonne distance : « On les connaît sans les connaître, dit Jean-François, on est toujours surpris. Il est important de s’en tenir aux règles. » Les règles permettent de dire « non » mais pas en son nom, et survivre ainsi à l’envahissement de la demande qui est sans fin, car le besoin est sans fin.
« Manger ensemble, ça suffirait ?
– Regarde Mohcen, il sourit quand il est ici. Sa situation n’a pas changé, mais il sait qu’ici, il est accueilli. »
Michel déborde de bonnes intentions, et il est toujours un peu déçu ; mais, sans amertume, car ses bonnes intentions sont invincibles. Il regrette que beaucoup ne viennent qu’à l’heure du repas.
« Il manque des activités. J’aimerais un ordinateur, pour projeter au mur des images du monde entier, pour ces gens qui restent dans la rue, à Paris. Il y avait un atelier théâtre, mais il n’y avait jamais plus de quatre ou cinq personnes. Il y a des excursions, des randonnées et, chaque