Nicolas Duvoux : « Il faut éviter l’afflux prévisible de personnes dans les minima sociaux »

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Pour le sociologue Nicolas Duvoux, on ne pourra lutter efficacement contre la probabilité de voir ces prochains mois de nombreux ménages basculer dans la pauvreté, sans envisager, d’une part, une revalorisation des droits sociaux et, d’autre part, des solutions pour maintenir un maximum de personnes au plus près de l’emploi.
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Nicolas Duvoux en entretien.
Nicolas Duvoux en entretien.

Secours Catholique : Comment analysez-vous les mesures d’aide exceptionnelles prises par le gouvernement dans le contexte de crise sanitaire ?

Nicolas Duvoux : On a très bien protégé les salariés en emploi à travers l’activité partielle. Pour les autres, jeunes ou allocataires des minima sociaux, on est dans des logiques d’aide exceptionnelle beaucoup plus tardive et limitée. Cela reflète les priorités de la politique sociale du gouvernement.

 

S.C : Quelle est la ligne directrice de la politique sociale du gouvernement ?

N.D : La formule malheureuse d’Emmanuel Macron à propos du « pognon de dingue » mis dans les minima sociaux est assez symptomatique de la volonté du gouvernement de privilégier dans sa stratégie de lutte contre la pauvreté des leviers autres que les prestations monétaires.

Depuis 2017, un fort accent a été mis sur la prévention de la pauvreté, avec notamment des mesures en faveur de la petite enfance, comme la mixité sociale dans les crèches, ou la réflexion sur le renforcement de l’accompagnement vers l’emploi.

En revanche, concernant les prestations monétaires, le premier signal de ce gouvernement a été la baisse des APL. Depuis, il y a eu une revalorisation substantielle de la prime d’activité, après la crise des Gilets jaunes, et également de l’allocation adultes handicapés et du minimum vieillesse. Mais ce sont les exceptions qui confirment la règle. Elles touchent soit des personnes qui travaillent, des travailleurs pauvres, soit des personnes qui ne sont pas censées travailler.  

Le principe directeur consiste à mettre l’accent sur l’accompagnement et à considérer que les prestations pour les personnes sans emploi et valides ne doivent pas être revalorisées. Il y a une sorte de verrou que la crise actuelle a rendu obsolète.

La forte baisse qui s’annonce en termes d’offres d’emploi remet en cause très fortement l’idée qu’avec un bon accompagnement, les gens vont pouvoir trouver du travail. Nous sommes face à un moment où il faut faire des choix.

 

S.C : En quoi le système de minima sociaux actuel serait-il perfectible ?

N.D : Il y a des angles morts dans ce système, des brèches mises en lumière de manière assez nette pendant la crise. Tout d’abord, le trop faible niveau des prestations sociales, qui ne permettent pas aux allocataires autre chose que de survivre. Ce n’est pas nouveau mais cela a été exacerbé lors du confinement, avec des montées de prix sur des produits de première nécessité et l’augmentation d’un certain nombre de coûts pour les ménages, liée notamment à la fermeture des cantines scolaires.

Ensuite, les difficultés d’accès aux droits du fait de procédures longues et complexes. Bien avant la crise, c’était un problème identifié comme un facteur important de non-recours aux droits. Un gros travail a été fait par rapport au non-recours au RSA activité. Avec le passage à la prime d’activité, on a réussi à le limiter, notamment grâce à un accès simplifié à la prestation. On devrait aujourd’hui travailler dans la même direction pour le RSA socle.

Enfin, l’exclusion des adultes de moins de 25 ans des dispositifs de droit commun. On considère que la solidarité familiale doit primer vis-à-vis d’eux, or tout le monde n’en profite pas. Cela relève aussi d’une attitude morale qui consiste à dire : « On ne va pas donner un revenu à des jeunes qui entrent dans la vie active. » C’est ce que dit Gabriel Attal [secrétaire d’État à la Jeunesse] à sa manière, lorsqu’il évoque « l’esprit de défaite ».

Mais on sait très bien que les moins de 25 ans n’ont pas attendu la crise actuelle pour être la population la plus exposée à la pauvreté financière. Avec la crise de l’emploi, ils vont être davantage la variable d’ajustement sur le marché du travail. Il y a donc une ardente nécessité de les réinscrire dans le droit commun, par exemple en leur permettant d’accéder au RSA.

Les effets de la crise vont sans doute être durables. Il faut adapter notre filet de sécurité aux circonstances. Il faut faire sauter les verrous qui existent sur les prestations monétaires.

Dans la stratégie gouvernementale de lutte contre la pauvreté, le pilier de l’accompagnement et de la prévention devrait être complémentaire de l’idée d’un plan de solvabilisation des ménages. Il n’y a aucune opposition entre les deux, si ce n’est idéologique. Il est important aussi d’essayer de travailler en articulation avec l’assurance chômage.

 

S.C :  De quelle manière ?

N.D : Depuis une trentaine d’années, notre système de protection sociale consiste à étendre le filet de sécurité constitué aujourd’hui autour du RSA, parce qu’on a un glissement de gens qui auparavant étaient assurés par le mécanisme d’indemnisation du chômage et qui sont amenés aujourd’hui à faire valoir leurs droits au RSA.

Ce phénomène de “déversement” des chômeurs vers le RSA risque de se produire ces prochains mois. Comme lors de la crise de 2008-2009 où on a vu, en quelques années, l’augmentation du nombre de chômeurs se transformer en une hausse de 30 % du nombre d’allocataires du RSA. Le RSA constitue, comme le RMI auquel il a succédé, une forme d’indemnisation du chômage pour les chômeurs non ou plus indemnisés.

Cela pose tout un ensemble de problèmes, notamment parce que les prestations d’aide sociale, comme le RSA, sont plus faibles que l’indemnisation du chômage.

 

S.C : Quels problèmes cela pose-t-il ?

N.D : Le premier est pour les personnes elles-mêmes. Passer du chômage au RSA est extrêmement violent. Des ménages qui connaissent cette trajectoire rapide et brutale vont se retrouver à fréquenter des acteurs caritatifs pour boucler leurs fins de mois. Le sentiment de déclassement est très fort.

Le deuxième est budgétaire. Ce “déversement” fait porter un poids énorme à certaines collectivités territoriales dans le financement de la solidarité nationale. Certains départements vont voir une arrivée massive de nouveaux allocataires du RSA. Ils vont donc devoir augmenter d’autant la part de leur budget consacrée au versement de cette prestation, et ce au détriment du financement de moyens humains et matériels pour accompagner ces publics vers l’activité.

Le troisième problème concerne l’acceptabilité sociale. Imaginons qu’il y ait 500 000 allocataires en plus d’ici deux ou trois ans, cela va alimenter des réflexions politiques corrosives et délétères. On se demandera ce que ces gens font là alors que l’économie a repris.

Pour que le RSA ou tout autre instrument de ce type reste soutenable, il faut faire attention à ce que la collectivité ne se défausse pas sur  ce dispositif d’urgence de tout un ensemble de protections qu’elle devrait pouvoir assurer en anticipation, en prévention. Que le RSA absorbe une partie du coût social de la crise, c’est son rôle. Mais comment fait-on pour ne pas transformer ce rôle normal en solution de facilité, contreproductive d’un point de vue individuel, institutionnel et collectif ?

 

S.C : Quelle solution serait envisageable au lieu des minima sociaux ?

N.D : Maintenir au plus près de l’emploi. Il faudrait déjà revenir sur la dernière réforme de l’indemnisation du chômage pour éviter d’accélérer le “déversement” vers le RSA des chômeurs qui n’auront plus accès à l’indemnisation ou qui auront moins de possibilités de “recharger” leurs droits.

Ensuite, il serait utile de travailler en direction d’un maintien dans l’emploi du maximum de gens possible. L’activité partielle, qui est une forme de socialisation du salaire par l’État, coûte très cher. Mais il existe des dispositifs, comme les contrats de transition professionnelle pensés pour faciliter le rebond des salariés licenciés pour des raisons économiques, ou le compte personnel d’activité qui favorise l’accès à la formation. I

l existe aussi des dispositifs comme celui des territoires zéro chômeur de longue durée, axés sur la création d’activité pour fournir du travail aux personnes éloignées de l’emploi. Nous devons explorer toute la gamme des actions possibles pour éviter cet afflux prévisible de personnes dans les minima sociaux.

 

S.C : Que pensez-vous de l’idée d’instaurer un revenu universel ?

N.D : À mon sens, il n’est pas souhaitable de déconnecter totalement la protection sociale du travail. Cela enfoncerait le clou de la dissociation engagée il y a une trentaine d’années pour faire porter de plus en plus le coût de cette protection par l’État plutôt que par les mécanismes d’assurance.

Je m’interroge par ailleurs sur le risque que le revenu universel soit utilisé pour réduire tous les autres droits sociaux, comme cela a été le cas au moment de la création du RMI, qui a permis de déverser depuis trente ans les chômeurs vers cette prestation. Il serait utile de ne pas franchir une étape de plus dans ce processus déjà à l’œuvre.

Enfin, le risque d’une action publique ciblée sur la pauvreté, c’est d’isoler cette problématique des dynamiques sociales qui la produisent, et de se contenter de mesures techniques d’aide, au lieu de réfléchir à des transformations de notre système pour éviter que les ménages tombent dans la pauvreté.

*Nicolas Duvoux est professeur des universités en sociologie à l’université Paris 8-Descartes et chercheur affilié au Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris (Cresppa), à l’UMR 7217 du CNRS. 
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BENJAMIN SÈZE
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Crédits photos : ©Élodie Perriot / Secours Catholique
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