Valérie Masson-Delmotte: « L’action climatique doit être pensée avec la politique de développement »

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ENTRETIEN. Comment lutter contre les changements climatiques pour sauver la planète et éviter que des millions de personnes ne tombent dans la pauvreté ? Comment aider les plus vulnérables à s’adapter ? Entretien avec Valérie Masson-Delmotte, climatologue et co-présidente du groupe de travail n° 1 du Giec.
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Propos recueillis par Cécile Leclerc-Laurent, journaliste, et Aïssatou Diouf d'une ONG sénégalaise.
Photos : Xavier Schwebel

PARCOURS 

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Valérie Masson-Delmotte

  • 1971: Naît à Nancy (France).
  • 1996 : Soutient une thèse en sciences du climat.
  • 2015: Est élue co-présidente du groupe de travail n° 1 du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) pour un mandat de sept ans.
  • 2018 : Co-supervise le rapport du Giec sur le réchauffement climatique à 1,5 °C ; devient membre du Haut Conseil pour le climat placé auprès du Premier ministre
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Aïssatou Diouf

  • 1983 : Naît à Thiès (Sénégal).
  • 2012 : Devient responsable plaidoyer sur les changements climatiques à Enda Energie et co-coordinatrice du réseau Climat développement qui regroupe plus de 80 ONG francophones, principalement africaines, luttant contre les changements climatiques.
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Cécile Leclerc-Laurent : En Haïti, un pêcheur m’a interpellée : « N’est-ce pas possible de prendre des décisions mondialement pour lutter contre les changements climatiques ? Que fait le Nord, principal responsable des gaz à effet de serre (GES) ? » Que lui répondez-vous ?

Valérie Masson-Delmotte : C’est une question large mais importante. Ce pêcheur a compris la cause du problème : les émissions de GES. Il s’agit d’ailleurs d’un frein à la lutte contre les changements climatiques, car cette cause est invisible contrairement, par exemple, à la pollution plastique qui se voit. Il y a eu dans le passé des objectifs fixés par les États – en particulier avec le Protocole de Kyoto – de baisse des émissions de GES des pays développés. Mais ils étaient modestes. Dans le cadre de l’Accord de Paris en 2015, chaque pays a mis sur la table ses promesses de baisse des GES à horizon 2025-2030. Si toutes ces promesses sont tenues, les émissions de GES n’augmenteront pas aussi vite que si l’on ne fait rien.

Mais elles continueront tout de même à augmenter jusqu’en 2030, en raison de l’effet cumulatif des émissions, ce qui implique un réchauffement important. Aujourd’hui, il faut l’action de tous les pays, à la fois des pays développés et des pays émergents. 


C.L.-L. : Chaque pays établit lui même sa feuille de route depuis la Cop 24 en 2018 : n’y a-t-il pas un risque de politique au rabais ?

V.M.-D. : Il y a une agglomération des données des pays qui est faite. On regarde où on en est, avec des mécanismes de révision tous les cinq ans. Dès 2020 il y aura une révision sur les échéances nationales, puis un inventaire global de l’Accord de Paris en 2023. On n’a pas écrit quel devrait être l’effort de tel ou tel pays, c’est à chaque pays de le dire. Il y a de fait différentes manières de voir l’équité : l’aspiration au développement, la responsabilité historique, la capacité d’action, le poids des importations et des exportations… Nombre de grilles d’analyse différentes existent pour savoir comment baisser au mieux les GES.

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Aïssatou Diouf : Aujourd’hui, l’Afrique est le continent qui émet le moins de dioxyde de carbone. Pourtant, les impacts des changements climatiques sont très visibles partout sur le continent. Quels sont les outils mis à la disposition de l’Afrique pour lutter contre les changements climatiques et renforcer notre résilience ?

V.M.-D. : Il faut tout d’abord que l’action climatique des pays développés qui ont une responsabilité soit plus ambitieuse en termes de trajectoire de baisse des GES. Il existe des programmes de coopération internationale pour appuyer les systèmes d’alerte précoce et mieux anticiper les risques. Et enfin des enjeux autour des financements promis pour accompagner l’aide à l’adaptation et l’accès aux technologies pour produire l’énergie la plus propre possible.
 

Il faut que l’action climatique des pays développés qui ont une responsabilité soit plus ambitieuse en termes de trajectoire de baisse des GES.

 

C.L.-L. : Justement, lors de l’Accord de Paris, les pays développés s’étaient engagés à débloquer 100 milliards de financements par an pour les pays en voie de développement. Or ces financements n’ont pas été versés…

V.M.-D. : Je n’ai pas fait ce suivi-là dans le cadre de mes fonctions d’expert scientifique. Mais le rapport du Giec 2018 le montre : on constate clairement un déficit d’investissement pour l’adaptation des plus pauvres dans les régions les plus vulnérables. J’ai aussi cru comprendre qu’il y avait un déficit entre les engagements initiaux pris à Paris et ce qui s’est matérialisé dans le cadre du Fonds vert climat.


A.D. : Ce déficit de financement ne nous éloigne-t-il pas de l’objectif de limitation du réchauffement à 1,5 °C ? Comment avoir dès lors des politiques climatiques ambitieuses ?

V.M.-D. : Ces enjeux dépassent mon domaine d’expertise. La question est de savoir comment faire en sorte que les acteurs partout dans le monde s’approprient l’urgence à agir. Beaucoup ne comprennent pas à quel point l’évolution future du climat dépend des émissions de GES passées, présentes et futures. Il y a un effet cumulatif. Quand on tarde à agir, on s’expose à des conséquences à long terme face auxquelles on ne pourra pas revenir en arrière. Et cela, beaucoup de gens – y compris nos dirigeants – ne le comprennent pas. On n’a pas un thermostat pour le climat qui permette de faire demi-tour. Pourtant on constate encore cette illusion selon laquelle on va pouvoir faire face grâce au génie humain…


Le rôle du Giec est d’apporter l’information climatique à des régions du monde qui n’ont pas la force de frappe en termes de recherche scientifique. Il faut connaître la réalité du climat qui change. C’est là un enjeu très important de coopération, pour que le transfert de l’information appuie une prise de décision qui doit être juste.

Valérie Masson delmotte interviewée


C.L.-L. : Que pensez-vous des solutions préconisées par le Secours Catholique, à savoir l’agroécologie, une agriculture respectueuse de l’environnement, ainsi que la défense des droits à la terre de peuples qui vivent en harmonie avec la nature, et une transition vers des énergies renouvelables ?

 

V.M.-D. : Je pense qu’il est juste de ne pas considérer isolément l’action climatique. Il faut la mettre en parallèle avec la politique du développement, c’est-à-dire permettre à chacun de vivre dignement tout en protégeant la biodiversité. Dans le rapport du Giec de 2018, nous avons utilisé la grille des objectifs de développement durable pour regarder les différentes options d’action climat. Par exemple, la mise en place de systèmes alimentaires qui stockent du carbone dans les sols plutôt que de rejeter des GES, fait partie des solutions qui ont des conséquences bénéfiques pour la nutrition, la santé, les écosystèmes et les conditions de vie des agriculteurs. Il faut explorer le potentiel réel des solutions basées sur la nature, et faire en sorte qu’elles soient mises en œuvre par des politiques publiques déterminées. Cela signifie que les politiques doivent revaloriser les produits locaux et le circuit court. 


Aujourd’hui, nos systèmes alimentaires émettent des GES et on a besoin d’une gestion des terres globale qui fasse l’inverse, autrement dit qui stocke du carbone. Il y a donc des options positives comme la préservation des milieux naturels qui stockent du carbone, notamment là où vivent les peuples autochtones.


Mais il y a aussi des options très risquées : celles qui prennent sur les terres sans gagner en biodiversité. Par exemple, la reforestation au moyen de monocultures comme les plantations de forêts du genre Eucalyptus. Ou la production à grande échelle de biomasse pour l’énergie qui sera brûlée à la place des énergies fossiles. Ces solutions comportent des risques multiples par leur pression sur les terres, elles mettent en péril la préservation des écosystèmes comme les forêts primaires, et les droits des populations locales.
Quant aux énergies renouvelables, elles sont une chance d’avoir un accès à l’énergie dans des régions où il est difficile de mettre en place des infrastructures lourdes.

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A.D. : Mais aujourd’hui, on remarque qu’en Afrique émergent un peu partout des projets de centrales à charbon. L’un des arguments des gouvernements est de pouvoir ainsi lutter contre la pauvreté. Comment trouver le juste milieu entre l’urgence climatique et l’urgence du développement ?

V.M.-D. : Le problème, aujourd’hui, c’est que les décisions sont prises en considérant seulement une partie des éléments en cause. Il faudrait mieux analyser les coûts et les bénéfices de chaque infrastructure. De nombreuses études montrent que le prix de revient de l’électricité produite par l’éolien offshore ou le photovoltaïque est plus bas que celui de l’électricité fournie par les centrales à charbon. De plus, la combustion du charbon pollue et rejette massivement des GES. Si ces projets devaient intégrer le captage et le stockage du CO2, ainsi que la réduction des rejets polluants, cette technologie serait beaucoup plus chère. 


Mais je comprends l’urgence du besoin d’accéder à des services de base comme l’énergie. Il manque le potentiel d’investisseurs qui s’intéresseraient à des communautés notamment rurales pour les accompagner.


A.D. : L’enjeu, il est vrai, est de mettre les communautés au cœur des projets dans le cadre de la lutte contre les changements climatiques. Comment prendre en compte leurs avis ?

V.M.-D. : Il faut tirer parti des connaissances fines qu’ont les communautés sur le changement de leur environnement. Nous devons développer de nouvelles approches pour construire des projets d’énergies renouvelables qui ne seraient pas la propriété de grands groupes, mais celle des communautés. Avec les changements à venir, pour que ce soit juste, il faut un processus délibératif et des réflexions menées à l’échelle des populations pour que tous y contribuent. Les communautés locales doivent s’approprier les politiques d’adaptation.

Il est nécessaire de faire en sorte que les besoins qui existent remontent et soient formulés de manière pertinente pour que les communautés puissent bénéficier de financements d’aide à l’adaptation. Je ne crois pas à une action pour le climat qui viendrait seulement des gouvernements, mais plutôt à l’émergence d’un ensemble de solutions portées par les territoires et les communautés. 

 

S’il n’y a pas plus d’ambitions qu’aujourd’hui après 2030, on est parti pour un réchauffement à 3 °C ou plus à la fin du siècle.

 

C.L.-L. : Finalement, n’est-il pas trop tard pour limiter le réchauffement à 1,5 °C et éviter à des millions de personnes de tomber dans la pauvreté ?

V.M.-D. : Si on n’agit pas vite et fort, on atteindra ce 1,5 °C entre 2030 et 2050 – et même avant, si on émet toujours plus de GES dans le monde. S’il n’y a pas plus d’ambitions qu’aujourd’hui après 2030, on est parti pour un réchauffement à 3 °C ou plus à la fin du siècle. Il faut donc plus d’ambitions et plus d’efficacité concrète à court terme. Il faut que les émissions mondiales de GES baissent le plus vite possible. Chaque année qui passe, le cumul des émissions monte et notre marge de manœuvre se réduit. Plus le climat va changer, plus les populations – d’abord les plus vulnérables puis tout le monde – seront menacées. Et on risque donc de recourir à des solutions ultimes risquées pour l’équilibre de la planète comme évoqué plus haut.


D’un autre côté, il y a aussi des risques associés à l’action forte à mener pour faire baisser les GES. Cette question est cruciale pour des pays dont l’activité produit des GES, mais aussi pour les populations fragiles des pays émergents et riches si les stratégies pour diminuer ces gaz ne sont pas justes et pèsent d’une manière disproportionnée sur les plus précaires. Cette lutte contre les changements climatiques est sans précédent. Et l’attention portée aux plus fragiles est essentielle.

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