« On a l'eau et les ressources, tout est une question de volonté politique »

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Face aux variations climatiques observées au Sahel ces dernières décennies, l’avènement d’un système agro-alimentaire plus résilient semble indispensable. Pour Mamadou Goïta, directeur exécutif de l’Institut de recherche et de promotion des alternatives en développement (Irpad), basé à Bamako, de nombreux choix politiques, au niveau national comme international, sont à revoir.
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Mamadou Goïta
Mamadou Goïta, depuis son bureau, à Bamako.

 

Benjamin Sèze : Au Sahel, les partenaires du Secours Catholique qui travaillent sur la transition agroécologique constatent qu’il existe souvent, dans leur pays, des programmes gouvernementaux incluant la question du changement climatique et d’une agriculture plus verte, ainsi que des fonds spécifiques... Mais ils n’en voient pas la traduction sur le terrain. Comment l’expliquer ?

Mamadou Goïta : C’est la combinaison d’un ensemble de facteurs. Au Sahel, les grandes sécheresses à partir des années 1970 ont drainé au début énormément de ressources de la part de la communauté internationale pour faire face au changement climatique. Des engagements ont été pris. Les projets n’étaient pas forcément adaptés aux besoins, mais les ressources étaient importantes. Le problème est que beaucoup de dirigeants ont utilisé cet argent pour s’enrichir personnellement, en en plaçant même une partie sur des comptes bancaires privés à l’étranger.

Dans d’autres cas, les ressources annoncées ne sont jamais venues. La communauté internationale a pris beaucoup d’engagements et a passé un temps considérable avec les institutions financières internationales à faire des études de faisabilité de projets d’envergure qui auraient pu aider à prévenir ou contrer les effets des changements climatiques. Mais ces projets n’ont jamais eu le financement adéquat. Soit les montants étaient trop faibles face aux besoins réels, soit les conditions pour que ces aides soient débloquées étaient trop compliquées à remplir car déconnectées de la réalité de nos pays. Par exemple, pour un projet prévu dans une zone pastorale, demander à un éleveur qui passe tout son temps dans la nature avec ses animaux de fournir un reçu avant que le moindre franc CFA soit décaissé... ce n’est pas réaliste.

Dans d’autres cas encore, les financements prévus pour des projets n’ont jamais eu d’effets concrets dans les exploitations agricoles familiales ou dans les zones pastorales, car tout l’argent a été dépensé dans les grands centres urbains pour mettre en place les structures censées mener les projets, pour organiser des rencontres à n’en plus finir… Et à la fin, il n’y avait plus d’argent pour les actions elles-mêmes.

Enfin, des ressources qui devaient être investies dans des retenues d’eau, dans des buttes anti-érosion, dans l’élaboration de micro-barrages, dans la collecte des eaux de pluie ou dans l’agroforesterie, qui sont aujourd’hui des impératifs, ont été utilisées pour construire des infrastructures beaucoup plus visibles mais sans aucun effet pour la grande majorité de la population. Je pense, ici, à de gros barrages qui ont été bâtis mais dont on savait déjà que les conditions climatiques dans nos pays ne permettraient pas de les alimenter.

LA TEMPORALITÉ DES PROJETS FINANCÉS PAR LES ORGANISATIONS INTERNATIONALES POSE PROBLÈME.


Il y a donc à la fois un problème de gouvernance, des annonces de financements internationaux qui ne se sont pas concrétisées et une utilisation inadéquate des ressources. À cela s’ajoute une autre question de fond : celle de la temporalité des projets financés par les organisations internationales. La plupart des projets qu’on mène au niveau du Sahel sont des projets de deux ans, trois ans… au maximum cinq ans. Or rien que les questions administratives vont prendre un an, le temps que le projet s’installe, avec le recrutement du personnel et tout le reste… Et la dernière année est presque une année perdue parce que tous les agents recrutés vont chercher un autre emploi pour la suite.

Donc en un, deux ou trois ans maximum, on voudrait obtenir des changements durables, mais ce n‘est pas possible. Parce que le changement climatique est un phénomène multidimensionnel, économique et environnemental autant que politique et social. Et si l’on veut que les gens, par exemple, ne coupent plus le bois pour faire du charbon, et qu’ils essaient des sources d’énergie alternatives, qu’ils changent leur modèle d’élevage pour que les ressources naturelles et agricoles ne soient pas dilapidées par un trop grand nombre de troupeaux… Ce sont des transformations qui prennent du temps, qui nécessitent des projets à moyen et long terme pour obtenir des résultats. Les études de faisabilité des projets s’appesantissent trop souvent sur les aspects techniques, et la prise en compte d’aspects plus sociologiques n’est jamais à la hauteur des enjeux.

 

B.S. : Certains partenaires du Secours Catholique observent que dans leur pays, malgré une volonté politique affichée de promouvoir une agriculture plus résiliente face aux effets du changement climatique, la dynamique qui domine reste celle du soutien à l’agro-industrie. Pourquoi ?

M.G. : Cela a toujours été le grand paradoxe. Les choix de modèles de production. Parce qu’au moment où nous nous battions pour aider à trouver des mesures d’adaptation aux effets du changement climatique, le modèle de la Révolution verte a surgi. En Afrique, les États sahéliens ont été les premières victimes de ces orientations dans les années 1980, avec les plans d’ajustement structurel établis sous la conduite des institutions financières internationales.

Depuis leur indépendance, des pays comme le Mali ou le Niger menaient des politiques de souveraineté, d’autosuffisance alimentaire. Tous les villages maliens avaient au moins un moniteur d’agriculture, d’élevage ou de pêche pour conseiller les paysans. Avec les plans d’ajustement structurel, on nous a fait croire que l’État ne pouvait plus jouer ce rôle, qu’il fallait s’orienter vers le marché mondial. Même les écoles de formation agricole ont été fermées. Le concept de la sécurité alimentaire est venu supplanter notre débat sur la souveraineté et l’autosuffisance alimentaire. Au nom de la sécurité alimentaire, on a mis l’accent d’une part sur l’aide alimentaire internationale, avec des produits souvent inadaptés aux habitudes alimentaires locales, et d’autre part sur l’agriculture industrielle, avec l’utilisation des intrants chimiques et des OGM.

L’ancien président du Mali, Amadou Toumani Touré, m’a raconté : « Chaque fois, des entreprises internationales venaient pour me dire : “Si vous ne voulez pas faire mourir votre population, il faut que vous vous engagiez.” » On a fait croire aux gens que sans cela, ils ne pourraient pas produire suffisamment pour nourrir leur famille, et que ça pourrait augmenter de 20-30 % leurs rendements. Sans leur dire que non seulement ça détruit les écosystèmes – l’eau, l’air et la terre – mais aussi que ça ruine l’économie rurale en rendant les paysans dépendants de ces intrants et semences qu’ils sont obligés d’acheter à l’extérieur, dont ils ne maîtrisent pas les effets à moyen et long terme et qui leur coûtent cher. Ces innovations technologiques, ce n’était pas pour permettre aux gens de produire : c’était pour transformer leur système de production en vue de les pousser vers le marché international.

 

B.S. : Les partenaires du Secours Catholique au Sahel disent qu’aujourd’hui l’utilisation des intrants chimiques n’est plus promue par les gouvernements pour les cultures vivrières, mais pour les “cultures de rente” gérées par les États et destinées à l’export.

M.G. : Ces cultures commerciales ont été favorisées dans le cadre des plans d’ajustement structurel. Il fallait aller vers la création de richesse pour soutenir le développement des pays. Le Mali a ainsi été poussé vers la production de coton. Et cela s’est fait au détriment des terres agricoles et avec un apport massif d’intrants chimiques. En Côte d’Ivoire, les productions de café et de cacao, encouragées au niveau international, ont fortement contribué à la déforestation. Le Sénégal a été lui aussi victime de cela avec la création d’une monoculture d’arachide.

Alors qu’il n’y avait jamais eu de monoculture dans nos pays – nous étions dans des modèles d’agroforesterie et de polyculture – les cultures commerciales ont déstabilisé la production paysanne et transformé les systèmes alimentaires en poussant de nombreux producteurs à délaisser l’agriculture vivrière pour développer l’agriculture de rente. Du coup, pour se nourrir, ils doivent acheter des produits importés. On a ainsi créé des systèmes alimentaires non durables, et rendu les paysans dépendants d’un marché mondial de produits alimentaires pour leur consommation, mais aussi d’engrais, de pesticides… pour leur production. Aujourd’hui, cette politique de cultures de rente reste la principale politique agricole menée par beaucoup d’États sahéliens, car elle leur permet d’avoir des devises pour pouvoir fonctionner. Ils distribuent les semences avec l’engrais, ils subventionnent les intrants chimiques pour ces cultures, récupèrent votre production au tarif qu’ils ont euxmêmes fixé puis exportent le produit via des intermédiaires et reçoivent l’argent.

LES CULTURES COMMERCIALES ONT DÉSTABILISÉ LA PRODUCTION PAYSANNE.


Tout cela est encouragé par la communauté internationale. Actuellement, avec la crise en Ukraine, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), d’autres institutions des Nations unies ou même des pays, de façon bilatérale, encouragent l’Afrique à produire du blé. Certains États africains, comme le Sénégal, sont prêts à se lancer. Mais est-ce que les pays ont de l’eau pour produire ce blé ? Est-ce qu’ils ont les conditions de traitement de ce blé, une agro-industrie capable au moins de satisfaire les besoins locaux en termes de consommation ? Cela risque de devenir comme le coton au Mali, qui ne transforme que 1,8 % de sa production et se retrouve obligé d’importer le fil, le coton hydrophile et même les serpillières.

 

B.S. : Quelle politique agricole devraient, selon vous, mener les États sahéliens ?

M.G. : Ils devraient mener une politique de souveraineté alimentaire selon le modèle agroécologique. C’est possible. Je suis moi-même producteur en agroécologie au Mali et je sais qu’on peut aller aujourd’hui dans des systèmes où les coûts de production en agroécologie sont moins élevés que ceux de la production conventionnelle et que c’est rentable.

On a de l’eau, on a des ressources, tout est une question de volonté politique. Cela revient à investir dans la construction d’ouvrages de gestion de l’eau, dans la formation des paysans aux pratiques agroécologiques, dans le financement de systèmes d’irrigation, d’unités de production de biomasse pour remplacer les engrais chimiques dans les champs ou le charbon de bois comme source d’énergie…

LES ÉTATS DEVRAIENT MENER UNE POLITIQUE DE SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE.


Pour alléger la pénibilité du travail ou compenser le manque de main-d’oeuvre, on peut favoriser la mécanisation, mais une mécanisation maîtrisée. Vu la taille des exploitations, rien ne sert de vouloir équiper chaque paysan d’un tracteur, comme on le voit dans certains pays. Un tracteur peut être utile pour des coopératives, mais sinon il y a d’autres solutions plus adaptées comme le motoculteur ou une charrue et une paire de bœufs. Les États doivent aussi soutenir le développement d’un marché agroécologique et local, en sensibilisant la population à l’intérêt de consommer ces produits, en favorisant l’accès à des espaces de vente, en s’engageant à des achats institutionnels pour les écoles, les hôpitaux, les prisons, l’armée… Le Mali est le deuxième producteur de riz en Afrique de l’ouest après le Nigéria, et les militaires maliens mangent du riz importé de Thaïlande ou d’ailleurs !

 

B.S. : Des problèmes de débouchés commerciaux rémunérateurs pour les produits agroécologiques sont souvent évoqués par les producteurs. Est-ce que l’export peut aussi être une solution ?

M.G. : En misant sur l’export, on reproduit la logique mercantile et on oublie que cette production doit servir au système alimentaire du pays, notamment pour des questions de santé. Je considère qu’il n’est pas normal de priver sa population d’une nourriture saine pour en faire bénéficier d’autres. Je ne dis pas qu’il ne faut pas exporter, mais seulement le surplus. On peut aussi imaginer un marché à l’échelle régionale. Le Mali, le Burkina Faso, la Guinée… nous avons presque les mêmes habitudes alimentaires. Nous pourrions organiser des échanges de produits agricoles et alimentaires sans pour autant déstabiliser nos systèmes alimentaires.

 

B.S. : Comment la communauté internationale pourrait-elle, selon-vous, favoriser l’avènement d’un système agroalimentaire plus vertueux au Sahel ?

M.G. : Elle le pourrait, d’une part, en respectant cette transition agroécologique au niveau régional et en ne mettant pas la pression sur les États sahéliens pour leur vendre des intrants chimiques et des technologies inadaptées. D’autre part, en n’abreuvant plus leurs marchés de produits souvent de mauvaise qualité qui concurrencent la production locale et l’empêchent d’évoluer. Comment un producteur de riz sénégalais ou malien dont le coût de production serait par exemple de 300 francs CFA le kilo peut-il vendre sa récolte, s’il est en compétition avec du riz chinois ou américain subventionné au producteur et vendu 200 francs CFA ? Enfin, en sortant de la logique d’aide actuelle, basée sur des projets de deux à cinq ans, pour imaginer un système de financement qui privilégie le long terme. 

Crédits
Nom(s)
Propos recueillis par Benjamin Sèze
Fonction(s)
Journaliste
Nom(s)
Xavier Schwebel
Fonction(s)
Photographe
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