Marie-Pierre Rixain : « Les droits économiques des femmes ne sont pas totalement conquis »

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Comment rendre l’émancipation économique des femmes plus effective ? Comment faciliter le recours à leurs droits pour éviter l’engrenage de la précarité ? Entretien avec Marie-Pierre Rixain, députée Renaissance et ex-présidente de la délégation aux Droits des femmes à l’Assemblée nationale.
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Propos recueillis par Djamila Ould Khettab, journaliste, et Claire Le Loge, bénévole au Secours Catholique.

Photos : Mathieu Génon.

Parcours

Marie-Pierre Rixain
 Marie-Pierre Rixain

  • Depuis 2017 : Députée de l’Essonne (Renaissance).
  • 2017-2022 : Présidente de la délégation aux Droits des femmes et à l’égalité des chances entre les femmes et les hommes à l’Assemblée nationale.
  • 24 décembre 2021 : Fait adopter la “loi Rixain”, qui vise à accélérer l’égalité économique et professionnelle entre les femmes et les hommes.
  • 8 mars 2023 : Dépose une proposition de loi visant à renforcer l’égalité fiscale et successorale entre les femmes et les hommes.

Claire Le Loge
 Claire Le Loge

  • 1962 : Naît en Lozère.
  • 2018 : Devient accueillie et bénévole au Secours Catholique.
  • Depuis 2020 : Représente le Secours Catholique au CCAS de Montpellier.
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Claire Le Loge : Les femmes que nous croisons au Secours Catholique disent se heurter à des préjugés sur les personnes en précarité. Des préjugés qui peuvent blesser et renforcer le sentiment de honte et l’isolement d’une personne en difficulté. Comment changer ce regard ? 

Marie-Pierre Rixain : D’abord, il faut en parler, ne pas hésiter à mettre en valeur leur prise de parole et rappeler ce qu’est un quotidien précaire et ses conséquences concrètes, telles que la détresse psychologique et la perte du lien social. On a besoin de la création de richesse et de valeur pour pouvoir financer la solidarité nationale et le lien social. Mais on est dans un monde où la création de richesse et de valeur supplante parfois le lien social.

C.L.L. : Les femmes que nous accueillons disent aussi qu’elles doivent livrer un vrai combat pour obtenir leurs droits. Par honte, par manque d’information ou par épuisement, elles sont nombreuses à ne pas recourir à des prestations sociales qui leur sont dues. Et la dématérialisation des services publics aggrave ce problème. Comment améliorer l’accueil et l’accompagnement des femmes en précarité ?

M.-P.R. : Il y a d’un côté le problème du non-recours à des droits, qui est un sujet administratif, et de l’autre, un problème de culture du numérique et de fossé qui risque de se creuser dans la société.

Il faut que les services sociaux (CAF, Caisse nationale de retraite, Sécurité sociale…) prennent conscience de l’impact que peut avoir leur manque de réactivité sur la vie des administrés, qui peuvent très vite se retrouver dans des situations difficiles. Il devrait également y avoir plus de liens entre les services administratifs et les banquiers.

Du fait de la décentralisation d’un certain nombre de services, il n’y a pas de régularité dans la manière dont les dossiers sont recueillis. On a aussi des territoires beaucoup plus concernés que d’autres par des situations de précarité et, de manière kafkaïenne, dans certains dossiers on ne comprend pas quel a été le premier point de blocage. 

Par ailleurs, il y a un droit au service public. Si les conditions ne sont pas réunies pour obtenir ce droit en raison de la numérisation, parce qu’une partie de la population n’est pas à même d’utiliser ces outils ou ne les possède pas, il y a un problème d’accès au service public. L’ouverture des maisons France Service a pour vocation de rassembler en un même lieu l’ensemble des interlocuteurs afin qu’ils puissent communiquer plus facilement.

La conjugalisation entretient un rapport de dépendance à l’égard d’un conjoint.

 

Djamila Ould Khettab : De nombreux acteurs de la lutte contre la pauvreté estiment que la conjugalisation des droits sociaux maintient les femmes dans une forme de dépendance économique. La déconjugalisation des prestations sociales telles que le RSA, l’APL ou la prime d’activité, appliquée pour l’allocation aux adultes handicapés (AAH) depuis octobre dernier, n’est-elle pas souhaitable ? 

M.-P.R. : J’étais favorable à la déconjugalisation de l’AAH et je suis pour la déconjugalisation de toutes formes d’allocations sociales. D’une part, parce que la conjugalisation entretient un rapport de dépendance à l’égard d’un conjoint. Lorsque des allocations sociales qui reviennent à la femme sont conjugalisées, elles peuvent être captées par un conjoint malveillant.

D’autre part, il s’agit de l’argent des femmes. Il faut considérer que celui-ci n’est pas un revenu d’appoint dans la famille ou le couple, mais que c’est le propre argent des femmes, qui leur revient et leur permet d’être autonomes sur le plan économique, de retrouver une forme de pouvoir de décision à l’intérieur du couple. Dans la loi de décembre 2021, on a ainsi amélioré le droit au compte pour les victimes de violences conjugales. Une banque ne peut plus vous refuser l’ouverture d’un compte bancaire, quelle que soit votre situation financière ce qui permet de lutter contre les violences conjugales. Quand vous êtes autonome sur le plan financier, vous pouvez quitter plus facilement un conjoint violent.

L’idée est de faire des femmes des sujets économiques à part entière. Dans l’histoire des droits des femmes, on a conquis nos droits politiques, nos droits sexuels et reproductifs, mais nos droits économiques ne sont pas totalement conquis.

D.O.K. : Vous souhaitez faire du taux individualisé d’impôt sur le revenu pour chacun des membres du ménage l’option par défaut. En quoi cette mesure peut-elle atténuer les inégalités économiques au sein du couple ?

M.-P.R. : Avec le prélèvement à la source, on aurait pu imaginer qu’il y ait une forme d’individualisation du calcul de l’impôt sur le revenu. On a ouvert la possibilité pour les couples de cocher une case disant que le taux de prélèvement peut être individualisé, c’est-à-dire proportionnel à ce que chaque membre du ménage gagne réellement. Or la majorité des foyers dans notre pays ont un taux conjugalisé, ce qui fait que, lorsqu’il y a de grosses différences de salaires au sein du couple, le conjoint gagnant moins, le plus souvent la conjointe – 78 % des femmes ont un salaire inférieur à celui de leur conjoint –, est indûment fiscalisé.

Dans le cadre du projet de loi de finances 2024, j’ai donc déposé un amendement, qui va recevoir un avis favorable du gouvernement. Ainsi, à partir de 2025, l’impôt sur le revenu sera automatiquement prélevé à la hauteur de ce que chaque conjoint a comme revenu. Si le couple souhaite que son imposition reste conjugalisée, ce sera encore possible. 

Il n’est pas normal que des personnes restent toute leur vie au Smic.

 

D.O.K. : La loi sur l’égalité professionnelle votée en 2021 vise notamment à briser un plafond de verre, en permettant aux femmes d’accéder à des postes à responsabilité par le biais de nouveaux quotas. Mais qu’en est-il des femmes en emploi précaire ? Comment faire en sorte que les femmes soient moins, voire plus du tout, exposées aux effets négatifs de l’évolution du marché du travail ?

M.-P.R. : Il doit y avoir une réflexion partagée entre le législateur et les entreprises sur un certain nombre de conditions d’emploi des femmes. Il n’est pas normal que des personnes restent toute leur vie au Smic ou, sur une perspective de vingt ans de carrière, gagnent 1,1 ou 1,2 fois le Smic. Une réflexion doit aussi être menée par les branches professionnelles sur les horaires de travail hachés, étant donné le coût social qui en résulte pour des foyers dont les parents sont absents entre 5 et 7 heures du matin ou entre 20 et 23 heures. Un certain nombre de pays ont pris ces situations en compte, notamment la Suède et le Canada. Le législateur devra également se pencher sur l’emploi à temps partiel.

Outre la rémunération et l’organisation du travail dans notre société, une réflexion s’avère nécessaire sur les postes budgétaires adjacents, comme le logement et le transport. Il y a des personnes qui travaillent mais qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts parce que le coût du logement est considérable.

Nous pourrions créer un droit opposable de garde.

 

D.O.K. : Autre cause du sous-emploi des femmes : les aménagements qu’elles demandent dans leur carrière professionnelle pour élever leur(s) enfant(s). Comment faire en sorte qu’elles puissent concilier vie personnelle et vie professionnelle, ce qui pose moins de difficultés pour les hommes ? 

M.-P.R. : Il faut que les entreprises considèrent leurs salariées avant tout comme de personnes à part entière et non pas seulement comme des collaboratrices. Grâce à sa politique familiale, la France est l’un des pays qui a réussi tant bien que mal à permettre aux femmes de travailler tout en préservant son taux de natalité. Il n’empêche qu’il y a bien un coût de la maternité pour les femmes employées. Il y a également un coût pour celles qui ne le sont pas à cause d’un soupçon de maternité.

Je ne suis pas favorable à un allongement du congé maternité. Car il ferait courir aux mères le risque de s’éloigner du marché du travail, notamment celles qui ont un emploi pénible ou faiblement rémunéré. Or c’est l’emploi qui leur permet de maintenir une forme d’autonomie économique. 

Il faut développer des places en crèche, rendre plus contraignante la prise du congé paternité pour les hommes et développer celui-ci de manière que le coût de la parentalité pèse autant sur l’homme que sur la femme. Comme l’a fait la Suède dans les années 1970, nous pourrions créer un droit opposable de garde pour les enfants dès l’âge de deux ans.

D.O.K. : De nombreux chercheurs font ce constat : le système de protection sociale ne prend pas suffisamment en compte les mutations sociales et familiales, notamment l’augmentation du nombre de familles monoparentales. Beaucoup d’entre elles vivent dans la pauvreté. Comment mieux les protéger ? 

M.-P.R. : Ce n’est pas la monoparentalité qui est un risque de précarité, mais le fait qu’on l’entoure mal. La première chose à mettre en place, c’est de rendre pleinement effective l’intermédiation de l’Aripa (Agence de recouvrement des impayés de pension alimentaire, Ndlr), quand bien même la justice aux affaires familiales ne se serait pas prononcée.

La question est aussi de savoir comment maintenir les mères isolées en emploi. Depuis la loi de 2021, la monoparentalité est devenue un critère de priorité dans l’attribution par les collectivités territoriales des places en crèches publiques. Cette loi prévoit également un accompagnement social dans les crèches des parents en situation de précarité, appelées “crèches à vocation d’insertion professionnelle” (AVIP). Ce dispositif est totalement amorti par la CAF et ne représente pas de coût supplémentaire pour la collectivité territoriale, à condition qu’elles accueillent au minimum 30% d’enfants de moins de trois ans dont les parents sont engagés dans une recherche d’emploi. Grâce à ce dispositif, au cours des années 2019 et 2020, parmi les parents d’enfants accueillis dans ces crèches, 30% ont bénéficié d’une formation qualifiante et 50% sont actuellement en insertion professionnelle.

C.L.L. : Une grande partie des femmes accompagnées par le Secours Catholique sont dans l’impossibilité d’accéder à un emploi car elles n’ont pas de titre de séjour. Les maintenir sans droit aggrave leur pauvreté et altère leur capacité à s’intégrer. N’est-il pas temps de faciliter leur accès à un titre de séjour pour leur permettre de vivre dignement et de manière autonome ? 

M.-P.R. : À partir du moment où vous avez vocation à trouver votre place, où vous avez une promesse d’embauche, par exemple, il n’y a aucune raison que nous ne vous accompagnions pas dans la régularisation de votre situation administrative. D’autant que le maintien dans la clandestinité peut également avoir des conséquences sur l’accompagnement des enfants sur le plan médical et scolaire. 

Crédits
Nom(s)
Djamila Ould Khettab
Fonction(s)
Journaliste
Nom(s)
Mathieu Génon
Fonction(s)
Photographe
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