Nicolas Duvoux : « Il faut penser la lutte contre la pauvreté en termes d'investissement social »

Thématique(s)
Chapô
Président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE), le sociologue Nicolas Duvoux regrette une transformation de la protection sociale, ces dernières décennies, qui traduit une approche palliative plutôt que préventive.
Paragraphes de contenu
Texte

 Parcours

Nicolas Duvoux

Nicolas Duvoux

  • 2009-2011 Participe comme personnalité qualifiée au Comité national d’évaluation du Revenu de solidarité active (RSA).
  • 2012 Publie Le Nouvel âge de la solidarité. Pauvreté, précarité et politiques publiques, au Seuil.
  • Depuis 2015 Enseigne la sociologie à l’Université Paris 8 (Cresppa-LabTop).
  • 2023 Publie L’avenir confisqué, aux Puf.
  • Depuis 2023 Préside le Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE). 

 

Secours Catholique : Quand on parle de politiques de lutte contre la pauvreté, de quoi parle-t-on ? 

Nicolas Duvoux : Pour analyser les politiques de lutte contre la pauvreté, il faut prendre ensemble et de manière complémentaire plusieurs types d’approches. Le premier, ce sont les réponses à l’urgence sociale – la lutte contre le sans-abrisme, l’accès aux soins et à l’alimentation – qui peuvent être en partie déléguées à des associations, et qui visent à lutter contre ce qu’on pourrait appeler la grande exclusion. Elles constituent une partie indispensable et décisive de la lutte au quotidien contre la pauvreté. Il y a ensuite les prestations sociales sous condition de ressources comme le revenu de solidarité active (RSA), et peut-être à un moindre degré les aides personnalisées au logement. Ce sont des politiques socles qui assurent, avec la prise en charge départementale de l’accompagnement social, la lutte contre la pauvreté. Enfin, aux côtés de ces “politiques d’assistance”, il existe depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale un troisième type d’approche, plus ambitieux, plus universel, plus structurel : ce sont notamment les grandes assurances sociales, l’assurance chômage, l’assurance vieillesse, l’assurance maladie qui remplissent de fait un rôle de prévention vis-à-vis de la pauvreté extrêmement important.
 

S.C. : Vous insistez d’ailleurs dans vos travaux sur l’importance de cette protection universelle.

N.D. : Les politiques d’assistance sont évidemment indispensables, comme les politiques d’urgence, mais en même temps très insatisfaisantes parce qu’elles interviennent en aval, une fois que la pauvreté est installée. Elles réduisent l’intensité de la pauvreté, c’est-à-dire le degré auquel les pauvres sont pauvres, mais elles ne l’empêchent pas ou ne permettent pas d’en sortir. Le montant du RSA, par exemple, est très inférieur au seuil de pauvreté. Finalement, les politiques sociales les plus efficaces sont celles liées à la sécurité sociale qui interviennent en amont, avant la survenue des problèmes.
Celles qui permettent à des personnes qui ne travaillent pas de ne pas être en situation de pauvreté grâce à ce qu’on appelle les revenus de remplacement.Quand on dit que le système de protection sociale français corrige la pauvreté de 8 %, c’est à l’effet de ces politiques qu’on fait référence. Donc c’est tout d’abord une question d’efficacité. Beaucoup de travaux internationaux montrent d’ailleurs le paradoxe de la redistribution. C’est-à-dire que moins on lutte de manière spécifique contre la pauvreté, plus on est en capacité de lutter contre celle-ci. Ces travaux démontrent que les modèles de protection sociale à l’échelle internationale qui donnent la part la plus grande à l’assistance, comme aux États-Unis, sont les modèles qui sont les moins en capacité de contenir la pauvreté au niveau global.

Les politiques d’assistance vont créer des seuils d’éligibilité. Ce qui va être perçu comme une inégalité ou une injustice et va affaiblir la légitimité de ces instruments.

Ensuite, il y a la question de l’acceptabilité sociale. Les politiques d’assistance vont créer des seuils d’éligibilité. Certains ménages vont rentrer dans ces dispositifs, d’autres non, parfois du fait de quelques euros de différence. Ce qui va être perçu comme une inégalité ou une injustice et va affaiblir, au sein de l’opinion publique, la légitimité de ces instruments.
Enfin, je pense que nous avons besoin aujourd’hui d’agir contre la pauvreté encore plus en amont, de penser davantage en termes d’investissement social ou de “prédistribution”. Il s’agit notamment d’envisager l’éducation comme un mécanisme de lutte contre la pauvreté, parce que l’éducation, c’est au fond ce qui permet aux personnes de faire face aux risques de l’existence et à une forme d’insécurité. Et donc l’accès le plus universel possible à l’éducation doit être considéré comme un déterminant majeur dans la correction ou l’empêchement de la pauvreté. 


S.C. : Vous regrettez un report croissant de la lutte contre la pauvreté vers l’assistance.

N.D. : Les institutions de la sécurité sociale (assurances chômage, santé, vieillesse) ont permis de faire diminuer la pauvreté jusqu’à une date récente, mais ces protections générales se fissurent et c’est dans leurs failles que l’assistance se développe.
L’augmentation du nombre d’allocataires du RMI puis du RSA, à partir de 2009, est corrélée aux effets des réformes de l’assurance chômage : les révisions de celle-ci, à la baisse, entraînent un report vers les minima sociaux. On compte aujourd’hui 2 millions de ménages allocataires du RSA. Or ce chiffre élevé contribue à la critique du dispositif et à la volonté politique de le conditionner à des heures d’activité. Par ailleurs, si les minima sociaux sont un filet de sécurité indispensable, ils n’en contribuent pas moins à entériner des situations où la précarité ou la modicité des ressources privent les personnes concernées d’une jouissance complète de leurs droits fondamentaux.


S.C. : Vous dites que la création du RMI, en 1988, traduit un changement de paradigme dans la lutte contre la pauvreté.

N.D. : Après l’institutionnalisation de la lutte contre la pauvreté sous la troisième République, dans une logique de droits assistanciels, avec notamment les grandes lois contre l’indigence, on va assister dans la seconde moitié du XXe siècle à une déspécialisation du traitement de la pauvreté. Et ce, par l’édification de grands systèmes de protection sociale, dont la Sécurité sociale, qui ne sont pas universels, certes, mais qui néanmoins ont une vocation d’universalisation. On fait alors reposer la protection sociale sur le travail salarié. Avec la création du RMI, en 1988, on fait le mouvement inverse : on respécialise la politique de lutte contre la pauvreté en recréant un socle de politiques d’assistance. C’est une rupture institutionnelle forte. 


S.C. : Qu’est-ce qui justifie, à l’époque, ce choix politique ?

N.D. : Principalement le chômage de masse. Il y a, à ce moment-là, une prise de conscience du désajustement fondamental entre le système de protection sociale en vigueur, qui fait dépendre la protection du travail, et la réalité de la société qui compte de plus en plus de personnes n’ayant pas de travail, et qui n’étaient donc pas protégées et se retrouvaient sans rien. Il a fallu changer la logique de protection.


S.C. : À cette époque, l’insertion professionnelle est considérée comme un second droit associé au RMI et non pas comme une contrepartie à l’allocation. Les deux sont liés mais pas de manière coercitive, à la différence d’aujourd’hui. Comment l’expliquer ?

N.D. : Il y a plusieurs raisons. L’une d’elles est sans doute liée au contexte politique, avec les socialistes au gouvernement. Cela a contribué à ce que les institutions républicaines aient cette volonté de décorréler la question de l’emploi et celle du revenu minimum. Et puis, en 1988, les Français étaient majoritairement favorables au RMI : plus des deux tiers considéraient qu’il donnait un coup de pouce pour s’en sortir, moins d’un tiers qu’il risquait d’inciter les personnes à s’en contenter et à ne pas chercher de travail. Donc je pense qu’au fond, cela correspond à un projet de société dans lequel on considérait la pauvreté comme un risque collectif dont les institutions devaient nous prémunir. 

La lutte contre la désincitation à la reprise de l’emploi est devenue l’orientation principale de l’action publique.

Mais très vite, on a vu s’opérer dans l’opinion une transformation de la compréhension de ce lien entre le droit à la prestation et le droit à l’insertion. La lutte contre la désincitation à la reprise de l’emploi est devenue l’orientation principale de l’action publique. Et la logique des réformes qui se sont succédé depuis le début des années 2000 a été de renforcer la dimension de contrepartie du droit à la prestation, avec pour “aboutissement” la loi pour le plein emploi de 2023 qui comprend l’obligation pour les allocataires du RSA de réaliser 15 heures d’activité bénévole par semaine, et le “décret sanctions“ adopté au printemps dernier.


S.C. : Vous évoquez dans vos travaux une “fatigue de la compassion”, au début des années 2000, et un retour du jugement moral sur la pauvreté. Comment l’expliquez-vous ?

N.D.: D’abord, par la précarisation du marché du travail. La fragilisation des catégories populaires les a retournées contre les “assistés”. Ensuite, par les transformations du débat public autour des questions d’immigration, avec notamment les accusations faites aux personnes étrangères de venir profiter de nos prestations sociales. Enfin, par la poussée diffuse d’une vision plus individualisée des questions sociales. Par ailleurs, on ne peut faire abstraction du nombre important d’allocataires. On n’a pas réussi à maintenir le RSA comme un dispositif d’usage ponctuel et limité. Cela crée une fenêtre d’opportunité pour les contempteurs de l’État social et nourrit les discours politiques sur l’assistanat qui instrumentalisent cette réalité.


S.C. : Vous dites qu’on se trompe de diagnostic lorsqu’on fait porter la responsabilité de leur situation aux personnes précaires.

N.D. : Il y a une contradiction fondamentale du fait que celles et ceux qui critiquent les politiques d’assistance pour leurs soi-disant effets de démotivation, d’irresponsabilité, voire de fraude, promeuvent en même temps des réformes qui nourrissent les effectifs de l’assistance. Il y a quelque chose d’injuste pour les personnes et d’incohérent au niveau de l’organisation sociale. Une politique cohérente et substantielle de lutte contre la pauvreté nécessite à la fois un effort de moyens dans l’accompagnement des personnes et une revalorisation des prestations sociales et leur indexation sur l’inflation. Il faut faire les deux en même temps : sécuriser les niveaux de vie et accompagner. C’est le socle.
Ensuite il faut agir en amont, par la revalorisation des revenus d’activité et la régulation du marché du travail. Car l’emploi ne protège plus de la pauvreté. Depuis 2015, on observe un décrochage entre le taux de chômage qui baisse et le taux de pauvreté qui continue d’augmenter. Tandis que les deux étaient liés jusque-là.

Le risque est que les plus modestes soient exclus des politiques de transition, et les subissent plutôt que d’en bénéficier.

Enfin, il faut davantage prévenir la pauvreté, en favorisant des systèmes de protection sociale qui s’adressent à tous et donc ne créent pas une vulnérabilité politique du fait des effets de seuil qui opposent les “pauvres” aux “moins pauvres” et nourrissent une crispation autour des “privilégiés” de l’assistanat. Je pense qu’il faut vraiment réfléchir dans cette logique de déspécialisation des politiques sociales, en donnant la préférence à l’idée d’un universalisme proportionné qui consiste à penser des politiques pour tous en prenant en compte les réalités des ménages en situation de pauvreté.
C’est notamment primordial dans le cadre de la transition écologique qui répond aussi à des enjeux sociaux. Sinon le risque est que les plus modestes soient exclus des politiques de transition, et les subissent plutôt que d’en bénéficier. C’est sur cette approche globale, qui allie politiques d’urgence contre la grande exclusion, politiques de prestations sociales qu’il faut revaloriser et d’accompagnement qu’il faut renforcer, et politiques de prévention qu’il faut désormais favoriser, que le CNLE va travailler au cours de cette année. Nous avons en effet reçu dernièrement de la part du Premier ministre François Bayrou une lettre de mission où il nous est demandé d’établir, en travaillant conjointement avec les associations et les personnes concernées par la pauvreté, un objectif volontaire et crédible de réduction de la pauvreté à dix ans. 
 

Lire notre enquête "1995-2025 : Ce qui a changé dans la lutte contre la pauvreté"

Pour rester informé(e)
je m'abonne à la newsletter