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En Russie, le calvaire des travailleurs migrants

En Russie, le calvaire des travailleurs migrants

Temps de lecture
7 minutes
Migrations post soviétiques
Témoignage : 47 jours en geôle
Reportage à Moscou
Interview : « La question migratoire est un moyen de pression »
Reportage à la rencontre des futurs migrants
Chapô
En Asie centrale, la pauvreté pousse des millions de personnes à s’exiler en Fédération de Russie pour travailler quelques mois ou quelques années afin de pouvoir nourrir leur famille.
Paragraphes de contenu
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Peu médiatisée, cette migration de travail préoccupe le Secours Catholique et ses partenaires, défenseurs locaux des droits de l’homme, en raison des troubles qu’elle cause à la fois aux émigrés et à ceux qu’ils laissent derrière eux.

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Migrations post soviétiques

La Russie a un besoin chronique de main-d’œuvre et les migrants d’Asie centrale affluent en masse. Pourtant ceux-ci sont souvent rackettés et exploités. Un groupe d’ONG coordonné par le Secours Catholique les aide à se défendre.

La pratique la plus courante de certains policiers en Russie consiste à prendre les papiers d’un étranger, y déceler ou non une erreur, et exiger de l’argent pour les lui restituer.

Sur une vidéo discrètement réalisée par des migrants d’Asie centrale apparaît un policier russe en train de contrôler les papiers de l’un d’eux. On voit et entend le migrant appeler quelqu’un au téléphone, mettre la conversation sur haut-parleur et expliquer sa situation à Valentina Tchupik, directrice de l’ONG Tong Jahoni.

Celle-ci connaît le problème. Elle traite ces incidents plusieurs fois par jour. Il lui suffit, par l’entremise du téléphone, de rappeler au policier qu’il n’a pas le droit de contrôler sans mandat. En silence, le policier rend ses papiers au migrant et s’éloigne à regret, tel un chasseur ayant laissé échapper sa proie.

Du Kirghizistan, du Tadjikistan, d’Ouzbékistan, du Turkménistan et d’Arménie, ils sont chaque année des millions à partir travailler, temporairement ou de manière durable, dans les grandes villes de Russie. Une aubaine pour l’économie russe, qui voit venir à elle une main-d’œuvre bon marché dont elle a grand besoin. Une opportunité pour ces ex-républiques soviétiques dont la diaspora contribue à leur PIB pour un tiers (Kirghizistan) ou pour près de la moitié (Tadjikistan).

Xénophobie

Pour être en règle, les migrants doivent s’enregistrer et détenir plusieurs certificats et autorisations. « Pour obtenir ces documents, les migrants s’adressent souvent à de petits intermédiaires qui les leur fabriquent pour pas cher. À la moindre erreur, ces papiers sont considérés comme faux, explique Alexander Koak, auteur d’un récent rapport sur ces flux migratoires en Russie. Lors d’un contrôle, les migrants risquent l’expulsion pour trois, cinq ou dix ans. »

Pour être en situation régulière, il faut aussi avoir un contrat de travail. Or, d’après une étude publiée par l’Organisation de sécurité et de coopération en Europe, « 47 % des migrants ont été confrontés à des employeurs qui refusaient d’établir des contrats de travail ». Obligés de travailler au noir, les migrants sont très vulnérables face aux corrupteurs.

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En Russie, le calvaire des travailleurs migrants
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Les pots-de-vin sont généralisés en Russie, si l’on en croit le palmarès de la corruption établi par l’ONG Tong Jahoni à partir des quelque 6 000 migrants qui ont fait appel à elle en 2017. Les policiers sont les plus nombreux à être corrompus, suivis par les agents des “Centres de documentation” (organisme public délivrant des documents officiels), puis par les services de l’immigration et par les tribunaux.

Cela fait quinze ans que, depuis Moscou, Valentina Tchupik défend les migrants centrasiatiques. Elle a eu à connaître toutes sortes de situations : « Certains sont arrêtés et emprisonnés arbitrairement, passés à tabac. La police est un des corps où les membres de mouvements néo-nazis trouvent à exprimer en toute impunité leur xénophobie. »

Abandonnés

L’ONG Tong Jahoni est la tête de pont d’un collectif de cinq ONG russe, kirghizes et arménienne que coordonne le Secours Catholique. Au Kirghizistan et en Arménie, un travail d’information complète le soutien apporté aux familles d’expatriés.

« Les enfants dépriment », explique Gylia Aidakeeva, travailleuse sociale de la région de Chuy au Kirghizistan. « Ils se disent abandonnés. Leurs pères sont partis. Les mères migrent aussi de plus en plus. Dernièrement, 16 enfants de migrants se sont suicidés. »

« Les hommes partis seuls reviennent souvent malades », constate Gulnara Derbisheva, directrice de l’ONG Insan Leilak, active dans le sud-ouest du Kirghizistan. « Tuberculose, sida ou autre. Parfois, ils se sont remariés là-bas. Avec l’indépendance, la religion a repris du terrain. La polygamie est revenue clandestinement. Ils ont alors deux familles à nourrir. »

Cette migration déstructure. Elle rompt la communication et fragilise le tissu social.
Gulnara Derbisheva.


Quand un homme ou une femme migre seul, le mariage est rapidement mis à mal. Les couples se défont. « Cette migration déstructure, résume Gulnara Derbisheva. Elle a un impact négatif sur nos campagnes, elle rompt la communication et fragilise le tissu social. »

Caritas Arménie, Insan Leilek, Communauté d’intégration de la région de Chuy et Centre de ressources pour personnes âgées (RCE) sont les  ONG des pays de départ. Tout au long de l’année, elles tiennent des réunions d’information dans les écoles et les villages. Elles soutiennent les familles fragilisées par cette migration inéluctable en les aidant à trouver une source de revenus.

Mais ce programme transnational, unique au Secours Catholique, enseigne surtout à des milliers de migrants quels sont leurs droits et comment les faire respecter.

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« On m’a menotté, battu, descendu dans une cellule souterraine »

K., Ouzbek de 31 ans, a passé 47 jours dans les geôles d’un centre de rétention à Moscou avant d’être expulsé.

« J’ai été arrêté en 2016 hors de la circonscription du policier que je payais pour me protéger. Je n’ai pas pu corrompre celui qui m’a arrêté, il avait un quota d’arrestations à atteindre ce jour-là. Je me suis retrouvé dans une cellule avec 14 autres, sous contrôle vidéo. Nous dormions à tour de rôle. Pour toilettes, un trou dans le sol, sans rideau, sans intimité. La nourriture était infecte.

À l’arrivée, les gardiens confisquent nos téléphones portables. Ils les revendent à l’extérieur. Comme nous avons droit à deux appels par semaine, ils nous revendent des portables bas de gamme huit fois le prix du marché.

Le premier jour, parce que j’avais les mains dans les poches, ce qu’on m’avait interdit, on m’a menotté, battu, descendu dans une cellule souterraine d’où on n’entend pas les cris. Là, j’ai reçu des décharges électriques sur les testicules. J’y ai passé trois jours. J’avais besoin d’un médecin. Ils m’ont laissé souffrir. Après mon expulsion, je suis revenu en Russie en traversant la frontière à pied. Je n’avais pas le choix si je voulais travailler. »

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Reportage À Moscou avec les couturières du sous-sol

Moscou : La complainte des ouvrières
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Interview : « La question migratoire est un moyen de pression »

 

Sanuel CarnacagueEntretien avec Samuel Carcanague, spécialiste de la Russie et de la zone post-soviétique à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

 
 

Les migrations d’Asie centrale vers la Russie ont-elles une spécificité ?

Ces flux migratoires tels qu’on les connaît aujourd’hui remontent aux années 1990. La Russie, principale économie de l’ex-URSS à laquelle appartenaient les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale, a un besoin chronique de main-d’œuvre. Les migrants de travail centrasiatiques parlent généralement russe ; il leur est plus facile d’aller travailler en Russie plutôt qu’en Chine, par exemple.

Le pays compte plusieurs millions de migrants centrasiatiques, même si ce nombre a diminué depuis la crise économique de 2014. En général, ils travaillent pendant un nombre limité d’années et retournent dans leur pays.


La Russie a-t-elle une forte influence sur ces pays ?

La question migratoire et les visas de travail permettent à la Russie de faire pression sur certains pays de l’ancien bloc soviétique. Ainsi, Moscou a aboli le régime des visas pour les membres de l’Union économique eurasiatique (UEE) qu’elle a mise en place avec la Biélorussie, le Kazakhstan, l’Arménie et le Kirghizistan. C’est un énorme avantage pour ces deux derniers pays, dont une partie des revenus provient de l’argent envoyé par leurs travailleurs migrants.

La gestion migratoire a pu être un moyen de pression sur ces pays pour qu’ils intègrent l’UEE. La Russie a fondamentalement besoin de cette main-d’œuvre et ne peut se permettre de supprimer les visas de travail pour les pays d’Asie centrale.


Main-d’œuvre pas toujours bien accueillie.

Les migrants d’Asie centrale sont souvent stigmatisés, soumis à de dures conditions de travail dans le bâtiment, la restauration et sur les marchés. Ces migrants sont aussi victimes de racket de la part de certains policiers. Un grand nombre d’entre eux travaillent dans l’illégalité car ils n’ont pas forcément le choix. De leur salaire dépend la subsistance de leur famille restée dans leur pays. C’est pourquoi ils acceptent des emplois plus ou moins illégaux.

Cette manne est essentielle non seulement pour les familles mais aussi pour les pays d’origine. Une sorte de pression s’exerce donc sur les migrants, qui n’ont pas d’autre choix que d’accepter ce type de contrainte.


Le malaise entre Russes et Centrasiatiques est-il dû à l’Islam ?

La plupart des populations centrasiatiques sont confrontées à la xénophobie en Russie. Un rejet de l’étranger qui se double parfois d’une mauvaise image de la religion musulmane, bien que celle-ci fasse historiquement partie de la Russie à travers la communauté tatare. L’Islam, en Asie centrale, a été le moyen de se réapproprier une identité nationale et d’acquérir une indépendance politique et culturelle après la chute de l’empire soviétique.

Or depuis quelques années, on assiste au développement d’un Islam plus rigoriste, parfois financé par les pays du Golfe. Cet Islam importé peut constituer une menace pour le pouvoir de ces pays du Sud, dont la répression peut favoriser la radicalisation.

C’est un cercle vicieux. Si certains craignent le développement de l’extrémisme religieux en Asie centrale, il s’avère qu’auprès des migrants qui travaillent en Russie, des recruteurs djihadistes très actifs profitent de la perte de repères de quelques uns pour développer leurs discours. Un grand nombre des Centrasiatiques partis se battre en Syrie ont ainsi été recrutés en Russie.

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Reportage : Au Kirghizistan, briefing d'avant départ

Reportage : Au Kirghizistan, briefing d'avant départ

Crédits
Nom(s)
Crédits photos : ©Élodie Perriot / Secours Catholique
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