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Femmes agricultrices, des savoirs à faire fructifier

Femmes agricultrices, des savoirs à faire fructifier

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5 minutes
Sécuriser la terre
Valoriser son savoir-faire
Vendre et négocier
Libérer la parole des femmes
Chapô
Au Sénégal, des organisations paysannes, soutenues par des partenaires du Secours Catholique, valorisent le travail agricole invisible des femmes, afin qu’elles en tirent des revenus. Cet argent permet d’améliorer l’habitat, la sécurité alimentaire, la santé et l’éducation de leur entourage. Des expériences similaires existent en Inde, au Brésil.
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Pur compléter les maigres ressources de leur ménage, des femmes de Ngoye, une commune rurale du Sénégal, migrent à Dakar, à deux heures de route vers l’ouest, après les récoltes. Certaines y vendent le stock familial d’arachides ou de mil. D’autres accomplissent les travaux domestiques d’une famille mieux lotie. Elles épargnent pour ceux restés au village (enfants, mari, belle-famille) et vivent dans des conditions très précaires.

Aujourd’hui, grâce aux revenus tirés des activités de maraîchage développées avec Caritas Thiès* au sein de groupements d’entraide, les candidates à la migration sont moins nombreuses. Une vie plus digne est possible à Ngoye. Le patient travail mené par Caritas au Sénégal, celui de la Sempreviva organização feminista (Sof) au Brésil ou de la Balasore Social Service Society* (BSSS) en Inde en témoigne : lorsque les femmes développent une certaine autonomie économique, leur famille en tire des bénéfices en termes de sécurité alimentaire, de santé, d’éducation.

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Caritas Kaolack (Sénégal) forme des femmes à l’agroécologie. Elles n’achètent plus d’engrais chimiques. Elles vendent le surplus de leurs productions et parviennent à faire des bénéfices.
Caritas Kaolack (Sénégal) forme des femmes à l’agroécologie. Elles n’achètent plus d’engrais chimiques. Elles vendent le surplus de leurs productions et parviennent à faire des bénéfices.
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Sécuriser la terre

Au Sénégal, avant de cultiver, il faut « sécuriser la terre », explique Odile Rose Sarr, sociologue animatrice à Caritas Kaolack. Le groupe s’adresse au chef du village pour obtenir le droit d’exploiter un terrain. Une quarantaine de femmes se partagent un hectare. Elles décident ensemble ce qu’elles sèment : aubergines, laitues, courges, navets, carottes, menthe… Puis vendent ces produits aux marchés locaux ou à Dakar. L’argent gagné leur appartient.

Une victoire quand, souvent, le travail des femmes n’est valorisé ni socialement, ni économiquement. Pendant la saison des pluies, en plus des tâches domestiques, de l’entretien du potager destiné à nourrir la famille, les habitantes de Ngoye participent aux travaux des champs d’arachide, de maïs ou de mil, aux côtés de leur mari. Mais à la fin des récoltes, il décide seul de l’usage de chaque centime tiré de ce labeur commun.

Au Brésil, en Inde et ailleurs dans le monde, en milieu rural, la situation des femmes est généralement plus précaire que celle des hommes et que celles des femmes et des hommes vivant en milieu urbain. Cela s’explique notamment par des « pesanteurs socioculturelles », selon Odile Rose Sarr. En Inde comme au Sénégal, beaucoup de jeunes filles sont à peine allées à l’école et sont mariées tôt.

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Valoriser son savoir-faire

À Barro de Turvo, au Brésil, l’ONG Sof a compris que valoriser économiquement la production des femmes, c’est leur faire prendre conscience de leur savoir-faire. « Poulets, laitues, épinards, plantes médicinales… Ce qu’elles cultivent ou les animaux qu’elles élèvent n’est souvent pas vu comme du “vrai” travail », explique Isabelle Hillenkamp, socio-économiste, qui y mène une recherche-action depuis 2016. « L’agriculture que pratiquaient les femmes était invisible, car exclusivement tournée vers la consommation familiale. »

Pourtant, les cultures vivrières jouent un rôle fondamental dans l’alimentation. Dans le district de Mayurbhanj, dans l’État indien d’Odisha, BSSS encourage le développement de l’agriculture et de l’entrepreneuriat des femmes à travers le projet Swaad. « Auparavant, les gens mangeaient très peu de légumes parce que c’est une région très aride », explique Chakradhar Rout, coordinateur du projet. Désormais, l’appropriation des techniques de l’agriculture biologique permet de tirer profit de ces hauts plateaux arides et d’agrémenter les repas de légumes frais.

Lorsque les femmes sont impliquées, la gestion des ressources du ménage est meilleure.
Odile Rose Sarr, sociologue animatrice à Caritas Kaolack (Sénégal)
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Yacine Bousso est présidente d’un groupement de femmes maraîchères accompagné par Caritas Kaolack (Sénégal). « L’agroécologie a sauvé ma famille. »
Yacine Bousso est présidente d’un groupement de femmes maraîchères accompagné par Caritas Kaolack (Sénégal). « L’agroécologie a sauvé ma famille. »
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« Habituellement, à la fin des récoltes, le mari gère à sa guise la production. Les périmètres maraîchers sont un prétexte pour entrer dans les ménages et démocratiser la prise de décision, explique Odile Rose Sarr. On a constaté que lorsque les femmes sont impliquées, la gestion des ressources est meilleure. »

Certains villages mettent en place des magasins polyvalents, qui proposent des services comme le warrantage : il permet d’obtenir un crédit garanti par le stock céréalier, qui gagne en valeur au fil des semaines. Cela permet d’anticiper les crises alimentaires et les périodes de soudure (entre la fin des stocks d’une récolte et le début de la suivante).

« Avec l’argent gagné, des femmes améliorent leur habitation en achetant un lit pour elle ou leurs enfants. Certaines achètent du matériel scolaire ou paient des soins », détaille Véronique Ndione, chargée de programme à Caritas Thiès.

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Vendre et négocier

D’autres changements dépassent le seuil de la maison. En Inde, faire partie d’un groupe d’entraide change le rapport de force des femmes avec les intermédiaires. Dans l’État d’Odisha, elles cousent des feuilles séchées de sal pour en faire des assiettes. « Elles vendaient leurs assiettes chacune dans leur coin. Maintenant, elles négocient et imposent leur prix parce qu’elles sont en groupe », raconte George Lijo, directeur de BSSS en Inde.

Maintenant, les femmes imposent leur prix aux intermédiaires parce qu’elles sont en groupe.
George Lijo, directeur de BSSS (Inde)
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Des femmes de l’état d’Odisha (Inde) fabriquent des petites assiettes avec des feuilles de sal, pour acquérir une petite autonomie financière.
Des femmes de l’état d’Odisha (Inde) fabriquent des petites assiettes avec des feuilles de sal, pour acquérir une petite autonomie financière.
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Au Brésil, la demande de produits que les femmes de Barro do Turvo vendent via les réseaux militants a triplé pendant la pandémie. Pour éviter les contagions, certains consommateurs préfèrent se fournir chez elles plutôt que dans les supermarchés. La grande variété de produits qu’elles proposent, à contrepied des monocultures intensives, leur a permis de construire des marchés diversifiés. « Cela a une répercussion positive sur leur position dans la communauté : elles sont vues comme des personnes qui génèrent un revenu dans une situation de crise. Et le regard des femmes sur elles-mêmes change », ajoute Isabelle Hillenkamp.

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Libérer la parole des femmes

Cependant, à Barro do Turvo comme au Sénégal et en Inde, « les femmes manquent de temps : elles ont encore toutes les tâches domestiques à gérer », constate Véronique Ndione. Elle se réjouit pourtant d’assister à « une libération de la parole ».

En Inde, certaines plaident désormais leur cause devant les décideurs locaux : à Badataila (Odisha), elles ont osé demander l’installation d’une canalisation pour amener l’eau jusqu’au village. « Elles devaient faire une grande distance pour aller chercher de l’eau », explique Chakradhar Rout. Une tâche qui, traditionnellement, leur revient. « Mais installer une canalisation, c’était une décision qui dépendait des hommes. »

Ainsi, ces projets ne peuvent se centrer uniquement sur les femmes. « On ne peut pas améliorer la condition des femmes sans intégrer les époux. Ce sont eux qui les autorisent à participer à une réunion, à s’associer à un groupement. S’ils refusent, elles ne viendront pas. Quand on organise une réunion, on appelle d’abord le chef de village pour avoir son soutien », précise Véronique Ndione. Si dans la lutte contre la pauvreté, les femmes sont premières de cordée, c’est que dans leur ascension, elles emmènent avec elles un mari, des enfants, une belle-sœur et, bientôt, tout un village.

* Partenaire du Secours Catholique – Caritas France.

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Décider de ce que l’on produit, c’est considérable

Isabelle Hillenkamp, socio-économiste, chargée de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD-Cessma)

« On assiste à un processus historique d’exclusion des femmes de la modernisation agricole, qui réserve l’accès à la mécanisation, aux grandes surfaces, aux produits générateurs de revenus aux hommes. Cette masculinité s’exprime dans les techniques : les outils sont très lourds. La gestion des forêts aussi traduit cette vision très virile : il faut grimper aux arbres. Si l’agroécologie veut être fidèle à sa critique d’un système excluant, elle ne peut pas reproduire ces inégalités en son sein. Il y a un vrai travail de resignification du rôle des femmes dans l’agriculture vivrière à mener. Permettre à des femmes d’avoir une autonomie de décision sur ce qu’elles vont produire, ça a l’air de rien, mais c’est considérable. Qu’elles décident de l’usage de leurs revenus, c’est fondamental. »

Crédits
Nom(s)
Aurore Chaillou
Fonction(s)
Journaliste
Nom(s)
Élodie Perriot
Fonction(s)
Photographe
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