Bertrand Badie : « La crise sanitaire mondiale a des effets catastrophiques sur la pauvreté »

Chapô
La Banque mondiale vient de revoir ses chiffres à la hausse : ce ne sont pas 50 mais 71 à 100 millions de personnes qui risquent de basculer dans l’extrême pauvreté. La crise sanitaire et ses conséquences économiques et sociales frappent plus durement les plus pauvres. Comment le coronavirus a-t-il creusé les inégalités dans le monde ? 
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Bertrand BadieEntretien avec Bertrand Badie, professeur de relations internationales à Sciences-po Paris.

 

Secours Catholique : Comment expliquer que cette crise sanitaire aggrave les inégalités dans le monde ?

Bertrand Badie : Sur le plan sanitaire, déjà, les populations pauvres sont les plus vulnérables : elles ont un degré de résistance moindre à la maladie, et leurs conditions économiques et sociales les protègent moins. Mais il faut compter en plus avec les effets indirects de cette crise sur l’économie, l’éducation et les relations sociales futures.

La désorganisation économique mondiale qui fait suite à cette crise pèse évidemment davantage sur les pays pauvres du Sud que sur les pays du Nord. Certes, l’Afrique est pour l’instant moins affectée d’un point de vue sanitaire mais les conséquences sur son économie s’annoncent dramatiques. Les pays du Sud sont de grands producteurs de matières premières et vivent de ces exportations. Ils souffrent fortement de la chute des cours et les conséquences sont lourdes pour leurs populations.

Enfin, l’actuelle désorganisation des sociétés a des effets dramatiques sur les conditions de vie des plus pauvres qui vont avoir un accès encore plus réduit aux principales aides publiques, sanitaires, éducatives ou autres. 

 

S.C : Peut-on dire que les plus pauvres sont les plus exposés au virus ?

B.B : Au niveau macro, ce sont paradoxalement les pays les plus puissants et les plus riches qui ont été les plus affectés. Si l’on regarde de près, les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU ont été particulièrement éprouvés : c’est hautement symbolique !

Mais à l’intérieur de ces pays, ce sont les plus pauvres qui sont les plus touchés du fait de leur vulnérabilité : une famille qui vit à cinq dans une seule pièce est plus en danger qu’une autre qui vit dans une grande maison.... Aux États-Unis, en particulier, les minorités ethniques, dont la situation économique et sociale est globalement plus précaire, ont été bien plus affectées que le reste de la population.

 

S.C : Beaucoup de nos partenaires nous disent que les travailleurs du secteur informel se sont retrouvés sans filet social et sans moyens de subsistance, avec un dilemme : mourir de faim ou du coronavirus…

B.B : Les politiques sociales n’existent pas, ou très peu, dans les pays du Sud. Ceux qui travaillent dans l’économie informelle représentent 40 % des actifs : ils sont évidemment particulièrement touchés par la crise. Mais celle-ci touche aussi gravement les détenteurs d’un emploi formel mais dont la protection n’est pas meilleure, comme aux États-Unis, d'ailleurs, où la garantie sociale est de faible qualité.

Mais les pays du Sud ont quelque chose que les pays du Nord n’ont pas, à savoir un système de solidarité informel de nature communautaire, surtout actif au niveau des villages ou des familles élargies.

 

S.C : Quelles seraient les solutions possibles ou souhaitables pour amortir l'impact économique et social de la crise dans les pays en voie de développement ?

B.B : Dans un rapport, Oxfam note que 30 à 40 ans de politique de développement pourraient être anéantis suite à la pandémie. Actuellement, 825 millions de personnes ne mangent pas à leur faim dans le monde. Ce chiffre va très vraisemblablement repasser au-dessus du milliard avec la crise.

Comme les pays du Sud souffrent en même temps d’une crise chronique de gouvernance, il n’y a pas de solution à court terme pour parer à une telle catastrophe.

Plus que jamais, on a besoin d’une réaction énergique du système international, passant par une annulation des dettes des pays en développement, une réactivation des objectifs du millénaire pour le développement et un renouvellement profond des méthodes gouvernance mondiale, associant notamment les acteurs locaux et les sociétés civiles aux processus de solution.

 

S.C : Cette crise peut-elle provoquer des conflits dans le monde ?

B.B : Oui, car il y a un lien fort entre pauvreté et violence. La décomposition sociale et économique provoque une montée des conflits notamment au Sahel ou dans le bassin du Congo. Même au Moyen-Orient, on observe que le recrutement des combattants se fait principalement parmi ceux qui ont des difficultés à assurer leurs moyens de subsistance.

Aujourd’hui, les conflits sont fortement alimentés par des facteurs économiques et sociaux. La détérioration nette des conditions de vie consécutive à la crise du coronavirus va donc relancer les conflits.

 

S.C : Comment faire pour éviter une aggravation accrue de la pauvreté au niveau mondial ?

B.B : Il va falloir prendre au sérieux l’enjeu de sécurité globale qu’on a toujours négligé au profit de l’idée de sécurité nationale. Les menaces ont changé : ce n’est plus le territoire national qui est attaqué, ni davantage l’État-nation, c’est l’humanité en tant que telle qui est désormais menacée.

On passe du péril produit par un ennemi à un péril systémique qui met hors jeu les réflexes nationalistes. Il est improductif de répondre à ces défis par des réflexes principalement nationaux. Face à une menace collective comme le coronavirus, il faut une réponse globale. Il en va de même pour la menace environnementale ou alimentaire.

Aujourd’hui, la manière dont fonctionne notre système international crée et entretient la menace virale, la menace climatique ou encore la menace alimentaire. Ce n’est pas en additionnant des politiques nationales qu’on va s’en sortir.

Crédits
Nom(s)
CÉCILE LECLERC-LAURENT
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