Exhortation papale : « Il y a une dimension politique à l’attention aux pauvres »
Entretien avec françois odinet, aumônier général du secours catholique
Secours Catholique : Qu’est-ce qu’une « exhortation apostolique », son statut et sa portée ? Quelle est la genèse de celle que vient de publier Léon XIV ?
François Odinet : Une exhortation apostolique est un document du pape contenant un enseignement doctrinal. Son statut est très proche de celui de l’encyclique, quoique un peu moins solennel. Le pape François avait préparé un texte portant sur la place des pauvres dans l’Église, une constante de son pontificat. Sa mort a laissé le texte inachevé. Léon XIV l’a repris, complété et publié sous son nom, en signalant qu’il a été écrit par deux papes. C’est une manière pour Léon XIV de se situer dans la continuité de François et de dire que l’attention aux pauvres a un sens crucial pour lui comme pour son prédécesseur.
S.C. : Quels messages principaux s’en dégagent ?
F. O. : Le premier, c’est que nous sommes appelés à être à la hauteur de notre longue histoire. La plus grande partie de cette exhortation – et de loin – est un rappel de l’histoire de l’Église, depuis la Bible jusqu’aux années les plus récentes. Et ce n’est pas un récit neutre : au contraire, il est mené pour nous appeler à continuer cette histoire de l’attention aux pauvres dans l’Église, et à la continuer d’une façon appropriée aux défis aujourd’hui. Et, de fait, le pape parle des défis actuels, de la pauvreté telle qu’elle est aujourd’hui. Ce rapport à l’histoire est intéressant : il s’agit de nous tenir à la hauteur de cette longue tradition, mais de façon créative.
Il y a dans ce texte une condamnation sévère de politiques qui satisfont les intérêts des puissants mais dont les effets pèsent sur le peuple.
Un deuxième message est que le pape étend à l’échelle sociale ce qu’il dit de l’échelle ecclésiale : par exemple, il insiste pour que l’on entende la voix des pauvres dans la délibération politique et dans les choix de politiques économiques ; il insiste aussi pour qu’on prenne en compte la situation des pauvres, même au risque de « passer pour des idiots » (l’expression est dans le texte !). En fait, c’est toute notre société qui est appelée à vivre cette attention aux pauvres et à reconnaître qu’ils ne sont pas aux marges, mais qu’il y a un bien pour tous quand on reconnaît la place privilégiée des pauvres.
Il y a dans ce texte une condamnation de l’existence de bulles de la société vivant hors de tout contact avec les pauvres, comme si les pauvres n’existaient pas. Il y a une condamnation aussi sévère de politiques qui satisfont les intérêts des puissants mais dont les effets pèsent sur le peuple. Et puis, le pape a conscience que, parfois, on préfèrerait vivre loin des pauvres, y compris dans l’Église. C’est un texte qui nomme les choses, sans brutalité mais avec réalisme.
Le pape est très concret sur ce qu’est la pauvreté : être exilé ; en prison ; condamné à survivre ; dans l’incapacité de pouvoir éduquer ses enfants comme on le voudrait...
Je rajouterais deux remarques : d’une part, le pape est très concret sur ce qu’est la pauvreté : être exilé ; en prison ; condamné à survivre ; dans l’incapacité de pouvoir éduquer ses enfants comme on le voudrait ; dans une situation plus difficile pour les femmes etc. Ce sens du concret est marquant : là encore, il n’y a pas d’évasion hors du réel. D’autre part, le pape insiste sur le fait que la priorité donnée aux pauvres commence en Dieu. C’est Dieu, tel que le montre la Bible, qui donne la priorité aux pauvres. Ce n’est pas une invention de l’Église, au cours de son histoire : la priorité donnée aux pauvres s’enracine en Dieu-même. Le pape justifie cela, notamment à travers l’Itinéraire de Jésus, qui naît dans une famille pauvre, vit au contact des pauvres et meurt dans l’exclusion. Parce qu’il a vécu cela, Jésus devient le signe d’une immense proximité de Dieu avec les pauvres.
S.C. : En quoi ce document est particulièrement précieux pour le Secours Catholique et son projet ?
F. O. : C’est d’abord un texte qui peut ressourcer notre engagement sur le plan spirituel : redécouvrir que Dieu a choisi les pauvres en premier, que le message chrétien est un message de libération et pas seulement de compassion, redécouvrir l’immense proximité de Jésus avec les pauvres, et aussi pouvoir nous ré-identifier à des figures très diverses qui, depuis 2000 ans, ont prêté attention aux pauvres : des religieuses et religieux, laïcs, éducatrices et éducateurs, et une foule d’anonymes. Nous pouvons nous laisser inspirer à nouveau par cette tradition.
C’est un texte qui nous interdit de séparer les pauvres qu’on aime et qu’on veut servir, et les pauvres qu’on n’aime pas et dont on ne veut pas s’occuper.
L’autre accent très important pour le Secours Catholique, c’est l’insistance du pape sur le fait que nous ne voulons pas seulement soulager la pauvreté, ou montrer de la compassion à l’égard des pauvres, mais combattre les causes de la pauvreté. Il y a donc une dimension sociale et politique à l’attention aux pauvres. Et même, si l’on enlevait ce combat contre les causes de la pauvreté, alors notre attention aux pauvres serait inconséquente. C’est donc un texte qui nous interdit de séparer les pauvres qu’on aime et qu’on veut servir, et les pauvres qu’on n’aime pas et dont on ne veut pas s’occuper : nous n’avons pas le droit de choisir. De ce point de vue-là, c’est un texte qui est à la fois ressourçant et exigeant.