« Il faut construire à Mayotte des conditions de vie plus justes »

Amélie Corpet, animatrice nationale Grandes exclusions et errance, au Secours catholique.
Secours catholique : Après une loi d'urgence pour Mayotte adoptée en février pour faire face aux conséquences immédiates du cyclone Chido, le Projet de loi de programmation pour la refondation de Mayotte est actuellement étudié à l'Assemblée nationale. Il contient des mesures qui se veulent structurelles pour corriger durablement les difficultés du territoire. Que pensez-vous de ce projet ?
Amélie Corpet : Il y a quelques éléments intéressants. D’abord, ce projet de loi garantit les investissements antérieurement annoncés en termes d’accès à l’eau et d’assainissement, avec notamment la création d’une deuxième usine de désalinisation. De même, il place l’île entière en quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV), ce qui va permettre du coup d'avoir des déblocages de fonds et des subventions qui n'existaient pas jusque-là. Quatre milliards d’euros sont déjà prévus.
Ensuite, il y a une volonté de convergence des prestations sociales avec les barèmes appliqués en métropole. Il faut savoir qu’à Mayotte, le salaire minimum est inférieur de 25% à celui en vigueur dans l’Hexagone ; le RSA est minoré de 50% par rapport au montant national ; l'accès à l'allocation logement et l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) est restreint ; l’Aide médicale d’Etat (AME) et la complémentaire santé solidaire ne sont pas effectives. Malheureusement certains droits, comme l’AME et le Droit au logement opposable (Dalo), restent exclus de cette “convergence”.
Entre 5 000 et 6 000 enfants ne sont pas scolarisés.
Enfin, la création d’un fonds de soutien aux activités périscolaires est prévu. Mayotte est en déficit d’établissements scolaires. Entre 5 000 et 6 000 enfants n’y sont pas scolarisés, les autres n’ont pas accès en permanence à l'école. Ils ne vont faire que deux ou trois demi-journées par semaine, par exemple. Donc, si cela ne résout évidemment pas ce problème de scolarité qui nécessite la création d’écoles supplémentaires, le périscolaire permet dans un premier temps de proposer quelque chose de constructif aux jeunes sur leur temps d’inactivité.
Mais par-delà ces aspects plutôt positifs, deux axes, qui semblent prioritaires dans ce projet, sont selon nous problématiques.
S.C. : Quels sont ces axes ?
A. C. : Une part importante du projet de loi est consacrée à la lutte contre l’immigration irrégulière et contre l’habitat informel. Les conditions d’accès à la nationalité ou à un titre de séjour y sont encore durcies, ce qui ne va faire qu’aggraver la situation de pauvreté de milliers de personnes et familles sur l’île, du fait de ne pas pouvoir accéder aux droits et à l’emploi.
Et le projet prévoit la destruction de 1300 habitations informelles (appelées « bangas »), alors que les habitants des bidonvilles tentent de répondre à un droit fondamental : celui d’avoir un toit. Certes, ce type d’habitat n’est pas une solution satisfaisante, mais l’État est actuellement dans l’incapacité de reloger ou d’héberger les personnes logeant dans les « bangas ».
D’une manière générale, cela conduit à stigmatiser une grande partie de la population de l’île et donne une tonalité répressive à ce projet qui passe, par ailleurs, à côté des vrais enjeux structurels.
S.C. : De quels enjeux parlez-vous ?
A. C. : Face aux tensions au sein de la population, face aux problèmes de violence et de délinquance, l’un des enjeux est de créer des conditions favorables au vivre ensemble. Et ce n’est pas par la répression et la stigmatisation que l’on y arrivera, mais par l'éducation et par l'amélioration de la situation économique et sociale des personnes, notamment en régularisant celles et ceux qui peuvent l'être. Il s’agit, d’une manière générale, de construire à Mayotte des conditions de vie plus justes, de garantir l’accessibilité des services publics à toutes et tous et une réelle égalité des droits entre Mayotte et l’ensemble du territoire national.
Concernant la jeunesse, il y a un sujet qui n’est pas abordé. C’est la rupture de parcours de jeunes qui ont effectué toute leur scolarité à Mayotte, et qui ne peuvent pas poursuivre leur études, soit parce qu’il n’obtiennent pas de titre de séjour à leur majorité, soit à cause du “visa territorialisé” qui les empêche, malgré leur situation régulière, de quitter l’île pour d’autres départements français. Ce frein dans l’accès des jeunes à la formation prive l’île de futures personnes compétentes pour contribuer à son développement.
Si on veut reconstruire Mayotte, il faut le faire de façon durable, en misant sur son environnement naturel très riche, tout en le préservant, en s’appuyant sur sa population et ses ressources. Les chantiers des 24 000 logements annoncés doivent être menés dans cette logique, en privilégiant les matériaux disponibles sur l’île ou dans la région, comme la brique de terre compressée, le bois, le bambou…, en mobilisant les savoirs-faire locaux et en permettant aux jeunes de se former.
Après le traumatisme causé par le cyclone, il y a un enjeu d’accompagnement psychologique des habitants de l’île.
Un autre enjeu est l’adaptation au dérèglement climatique, sachant que ce dernier va accentuer la fréquence et l’intensité des cyclones et autres catastrophes. Mayotte, du fait de sa position géographique, est un territoire qui nécessite une attention particulière : il est plus exposé et son taux de pauvreté anormalement élevé rend sa population plus vulnérable L’Etat français doit prendre ses responsabilités pour mieux préparer la réaction aux crises et accompagner les élus locaux dans la définition de stratégies d’adaptation, avec des appuis techniques et financiers.
Enfin, après le traumatisme causé par le cyclone, il y a un enjeu d’accompagnement psychologique des habitants de l’île, dans un territoire sous-doté en professionnels de la santé mentale. Une réponse à la hauteur doit être apportée pour permettre à chacun de se reconstruire. Nous demandons à ce que les lignes d’urgence psychologique qui ont été ouvertes en post-Chido puissent être maintenues dans la durée pour l’ensemble des habitants, et ce dans toutes langues parlées sur l’île.
La population peine à se remettre de cet évènement climatique et tout reste à faire pour permettre à l’île de prendre un nouvel élan.
De notre point-de-vue, il serait dommage que le plan « Mayotte debout » du gouvernement soit réduit à des effets d’annonces concernant des mesures anti-immigration et anti-habitat informel alors que la population peine à se remettre de cet évènement climatique et que tout reste à faire pour permettre à l’île de prendre un nouvel élan.
Nous proposons que ce plan soit l’occasion de garantir à tous les habitants de Mayotte, quel que soit leur statut, l’accès aux droits fondamentaux (eau, alimentation, logement, scolarisation, sécurité …) et de se saisir des enjeux de reconstruction pour réinventer des filières vertueuses alliant développement économique, justice sociale et justice climatique, notamment en s’appuyant sur les acteurs de la société civile et les savoirs de l’ensemble des habitants.