Marine Jeantet: « Nous souhaitons atteindre les jeunes en très grande difficulté »

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Pour Marine Jeantet, déléguée interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté, la Garantie jeunes est passée à côté d’une part de sa cible parce qu’elle était trop contraignante et intensive pour nombre de jeunes concernés. Selon elle, le Contrat engagement jeune, lancé en mars, devrait être plus adapté. 
Paragraphes de contenu
Texte

Propos recueillis par Benjamin Sèze, journaliste, et Leticia Esquis, jeune précaire.
Photos : Xavier Schwebel

PARCOURS 

 

Marine Jeantet

Marine Jeantet

  • 2002: débute une carrière de médecin en santé publique.
  • 2019 : devient Haut commissaire à la lutte contre la pauvreté, à la Préfecture d’Île-de-France.
  • 2020 : est nommée Déléguée interministérielle à la prévention et à la lutte contre la pauvreté.

LETICIA ESQUIS

  • 2016 : elle signe un Contrat jeune majeur (CJM) et débute des études de sport.
  • 2017 : elle arrête la faculté et se retrouve isolée, sans activité ni relation sociale.
  • 2018 : son CJM prend fin, elle n’a plus aucun revenu.
  • 2019 : elle intègre les ateliers d’insertion du Secours Catholique d’Épinal (Jura).

 

Texte

Leticia Esquis: Si vous étiez une jeune de moins de 25 ans en situation de précarité, sans permis de conduire, sans les ressources nécessaires, financières et matérielles, pour mener un projet professionnel ou d’études, comment imaginez-vous que les choses se passeraient ?

Marine Jeantet : Je pense que je serais perdue. J’imagine que j’irais à la mission locale, car c’est la structure prévue pour les jeunes dans cette situation. Mais il y en d’autres, comme le Point écoute jeune, ou celles mises en place par les collectivités territoriales, sous différents noms. L’offre est multiple et il n’est pas évident de s’y repérer.

Je pense aussi que j’aurais besoin d’être rassurée. Parfois, quand on va dans des endroits où on est censé nous accueillir, c’est compliqué. Il faut prendre rendez-vous, arriver à l’heure, on nous demande déjà d’avoir un projet professionnel alors qu’on ne sait pas où on veut aller ni ce qu’on veut faire.

Ce sont des jeunes cabossés, qui ont connu des mésaventures, y compris avec les institutions. Il y a donc une grande défiance de leur part envers celles-ci : « Est-ce que vous voulez vraiment m’aider ? » demandent-ils. Le préalable à toute relation, avant de leur demander quoi que ce soit, est donc de créer un lien de confiance.

Cela ne se fait pas en deux minutes. Il faut être disponible pour eux quand ils arrivent. Ce qui n’est pas si simple à organiser du point de vue des institutions. En tant que conseiller, vous n’êtes pas payé juste à attendre le jeune. Il faut ensuite s’intéresser à lui, poser des questions et faire émerger des besoins. Et pour une partie d’entre eux, il faut aller vers eux, car ils sont dans une logique d’aller nulle part.

Les jeunes les plus en difficulté, sans soutiens familiaux ou amicaux, ne sont pas bien connus de nos institutions ministérielles. Et ce n’est pas évident de recueillir des informations, car ces jeunes sont gérés par des acteurs très différents. Néanmoins, nous savons qu’il y a au moins entre 100 000 et 150 000 jeunes qui sont en très grande difficulté, donc relativement marginalisés et qu’on a du mal à atteindre. Ce que nous souhaitons faire, avec le Contrat d’engagement jeune, c’est d’arriver à les capter.

Les jeunes les plus en difficulté, sans soutiens familiaux ou amicaux, ne sont pas bien connus de nos institutions ministérielles.

 

L.E. : Comment donner envie à ces jeunes d’adhérer à ce dispositif ? Qu’a-t-il de plus attractif que les autres ? 


M.J. : Premièrement, on ne va pas s’appuyer exactement sur les mêmes acteurs. Pour les jeunes les plus en difficulté, qui ne vont pas pouvoir entrer tout de suite dans le dispositif classique du CEJ, nous avons créé une sorte d’offre de services “premium”, le Contrat d’engagement jeune pour les jeunes en rupture (CEJJR).

Pour assurer ce service, nous allons travailler avec des associations qui sont plus spécialisées que les missions locales dans le suivi de ces jeunes. Car on sait que pour aller vers le jeune, pour créer une connexion avec lui et instaurer un lien de confiance, il faut des compétences spécifiques.

Ensuite, pour accompagner ces jeunes les plus en difficulté, nous allons nous appuyer sur des outils innovants : mobiliser par l’action, chercher à mettre en valeur la personne, par le biais du sport, notamment. Nous ne proposerons pas des ateliers CV tout de suite.

Enfin, nous allons éviter de balader le jeune d’interlocuteur en interlocuteur. Il sera en relation avec une personne ressource, sorte de guichet unique qui sera l’intermédiaire avec les autres structures. L’idée est de faciliter le premier contact du jeune avec un monde institutionnel multiple.

Marie Jeantet en interview

Benjamin Sèze : Il est reproché à la Garantie jeune, lancée en 2013, et que vient remplacer le CEJ, d’être surtout calibrée pour des jeunes qui se trouvent déjà dans une dynamique d’insertion, prêts à se mobiliser, et inadaptée pour les jeunes les plus en difficulté.


M.J. : On sait que beaucoup de jeunes qui ne sont ni en emploi ni en formation, à qui était destinée la Garantie jeune, n’y sont pas allés ou n’y sont pas restés. C’est un dispositif qui est considéré comme trop contraignant et trop intensif. Certains jeunes ont besoin d’une période intermédiaire, d’être un peu sécurisés avant d’entrer dans un dispositif. C’est pour eux que le CEJJR a été pensé, à côté du CEJ qui exige un investissement de 15 à 20 heures d’activité hebdomadaire.

Dans le CEJJR se trouve aussi le principe d’un contrat à signer et des engagements à trouver. Cela peut-être, au départ, juste de venir au rendez-vous et d’arriver à l’heure, puis d’accepter de se rendre à d’autres rendez-vous avec d’autres intervenants. Ces engagements seront adaptés aux capacités du jeune, afin qu’ils soient atteignables et pas source de démotivation, mais il faut qu’il y ait une progression.

Dans le CEJJR, on va accepter aussi qu’il y ait des pauses. On sait que ce ne sera pas forcément un parcours linéaire, car le jeune, sans être dans le rejet, peut avoir des problèmes qui l’accaparent, des doutes, des baisses de motivation… Et ce droit à l’erreur sera possible, à condition de l’organiser un petit peu, d’en discuter, de garder un dialogue.

 

L.E. : Lorsque j’étais en Contrat jeune majeur, les rendez-vous avec ma conseillère étaient centrés sur “mon projet”, sur où j’en étais, sur les démarches que j’avais entreprises. Or je n’avais pas de projet précis. Elle a dû considérer que je n’étais pas motivée car nos rendez-vous se sont espacés. À la fin du dispositif, je ne la voyais même pas une fois par mois. Souvent, on demande au jeune d’avoir un projet professionnel. Et s’il n’en a pas, cela ralentit tout. Mais le fait de pouvoir se projeter dans un métier, dans un domaine, n’est pas inné, cela se travaille et nécessite parfois un temps de réflexion. Et pendant ce temps, c’est important d’avoir une aide malgré tout.


M.J. : La Garantie jeune, elle aussi, était d’emblée très orientée insertion professionnelle, ce qui n’était pas adapté à la situation de nombreux jeunes qui cumulent les difficultés : manque de formation, problèmes de mobilité, de logement, de santé, notamment d’ordre psychologique. Avec le CEJJR, nous avons développé pour ces jeunes une offre globale, avec des moyens spécifiques pour essayer de gérer ces problèmes, car nous savons que c’est un préalable à une insertion professionnelle durable. L’objectif ensuite, lorsque le jeune sera prêt, est qu’il intègre le CEJ classique et que la mission locale ou Pôle emploi prenne le relais pour l’accompagner vers l’emploi.

 

L.E. : Ce qui m’a manqué, pendant mon Contrat jeune majeur, c’est un suivi plus approfondi. Ma conseillère n’a jamais cherché à savoir dans quel contexte je vivais. J’étais seule, isolée en appartement. J’avais un peu peur de l’inconnu, je n’osais pas me rendre là où elle me disait d’aller. Il aurait fallu qu’elle m’accompagne physiquement, au moins pour la première rencontre. Mais elle ne m’a jamais demandé pourquoi je n’y allais pas. Et moi, je n’ai jamais osé lui demander de m’accompagner.



M.J. : On le sait, il n’est pas simple d’aller dans certaines structures. Alors, si votre conseiller en qui vous avez confiance vous dit : « On y va », et vous accompagne, cela peut vous aider à sauter le pas. Ensuite, c’est un cercle vertueux. Une fois que le jeune a repris confiance en lui et qu’il constate qu’il est capable d’aller à son rendez-vous, la deuxième ou troisième fois, il y va tout seul. On a tous eu besoin de cela à un moment ou à un autre de notre vie. Quand vous avez des parents derrière vous, ce sont eux qui s’assurent que vous êtes réveillé le matin pour aller à un rendez-vous ou un examen, et qui vous rassurent et vous motivent.

Beaucoup de jeunes en difficulté sont isolés, en rupture avec leur famille, ou n’ont plus de famille. Et les institutions qui les suivent, comme les conseils départementaux, n’ont pas forcément l’encadrement nécessaire pour assurer ce type d’accompagnement. Dans le cadre du CEJJR, nous prévoyons un accompagnateur pour 8 à 10 jeunes maximum, contre 30 pour le CEJ classique, et 50 pour la Garantie jeune.

Nous verrons si nous arrivons à faire ce fameux parcours sans couture.
 
 
B.S. : Nombre d’observateurs, dont le Collectif Alerte qui regroupe des associations spécialisées dans la lutte contre la précarité et l’exclusion, regrettent que le gouvernement ait fait le choix de rester dans une logique de dispositif, contraint dans ses moyens et limité dans la durée, plutôt qu’adopter d’un droit à un revenu minimum assorti d’un accompagnement, à l’image du RSA. Pourquoi ce choix ? Est-ce par crainte que les jeunes se contentent de ce revenu minimum ?

 

M.J. : Moi, je ne crois pas à des jeunes qui auraient juste envie de toucher l’allocation et de ne rien faire. La question est de savoir comment vous arrivez à cibler une prestation sur ceux qui en ont vraiment besoin. Si vous ouvrez une prestation à tous les jeunes de moins de 25 ans, en fonction de leurs ressources propres, un étudiant issu d’une famille aisée y aura droit. Est-ce juste ? Il y a tout le problème des transferts intra-familiaux qui ne sont pas tracés.

Certes, on peut considérer que cela favorise l’émancipation des jeunes. Mais individualiser les aides plutôt que les “familialiser”, comme c’est le cas aujourd’hui, c’est un choix de société. Et ça coûterait très cher. Toute une classe d‘âge qui a droit au RSA, cela représente entre 10 et 15 milliards d’euros. C’est de l’argent que vous n’utilisez pas pour faire autre chose. Avec le CEJ, nous savons que les jeunes très insérés ne vont pas y avoir recours, et donc que l’argent investi touchera la bonne cible.

Pour le CEJ, il n’y a pas de quota. Concernant le CEJJR, nous avons prévu 20 000 jeunes pour la première année, en 2022. Nous allons voir si le dispositif fait le plein, si l’objectif est dépassé ou si au contraire on ne l’atteint pas. Nous n’avons pas encore de connaissance précise de ces jeunes. Donc nous y allons progressivement, mais cela ne veut pas dire que nous n’allons pas répondre aux demandes de tous ceux qui en ont besoin. Plus de 100 millions d’euros ont été dégagés, hors coût de l’allocation, pour l’accompagnement global et pour les volets spécifiques : logement, santé, mobilité… On sait que le levier est là.


B.S. : Ceux qui défendent l’idée d’un revenu minimum, type RSA, estiment qu’il est nécessaire pour éviter le risque de rupture de ressources et d’accompagnement dans le parcours du jeune. Ils considèrent que le système de dispositifs limités dans le temps, comme le CEJ, est problématique car il ne prévoit pas de filet de sécurité une fois que les jeunes sont sortis du dispositif.

M.J. : Normalement le CEJ prend fin lorsque le jeune est en activité, dans une solution stable. Et nous espérons que ce sera dans le temps prévu. Nous verrons au cas par cas. Ensuite, il est vrai qu’entre 18 et 25 ans, il y a sept ans. C’est long. Le jeune a le temps de connaître des hauts et des bas. Il peut trouver un emploi dans un premier temps, puis ne pas en retrouver ensuite.

Néanmoins, nous espérons qu’ayant bénéficié d’un accompagnement assez intensif pendant six mois, un an ou dix-huit mois, il est mieux armé par la suite pour retrouver du travail. Il faut laisser à ce dispositif le temps de monter en charge. Il est ambitieux. Nous verrons si nous arrivons à faire ce fameux parcours sans couture, ou s’il faut lui apporter des ajustements.

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