Silvia Marcon : « Les politiques climatiques des villes doivent partir des besoins des populations »

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Face au double défi de l’urbanisation croissante et des impacts des changements climatiques, quelles politiques publiques mettre en place dans les villes des pays du Sud ? Peut-on lier politique sociale et politique climatique ? Analyse de Silvia Marcon, directrice adjointe de l’action climatique inclusive à C40
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Texte

Propos recueillis par Cécile Leclerc-Laurent / Photos : Élodie Perriot

PARCOURS 

Silvia Marcon 

  • 2012 : responsable des relations institutionnelles à WWF France
  • 2014 : directrice de la Fondation de l’écologie politique
  • 2016 : responsable du bureau de la présidence et du programme “Women4Climate” à C40
  • 2023 : directrice adjointe de l’action climatique inclusive à C40
 
 
Texte

Cécile Leclerc-Laurent : Comment intégrer les plus pauvres dans les politiques d’adaptation aux changements climatiques dans les villes du Sud ? 
Silvia Marcon : Aujourd’hui, les villes sont sous pression avec l’augmentation constante des populations. Dans la dernière décennie, presque la moitié des grands flux migratoires internes, c'est-à-dire des populations qui se déplacent dans les villes de leurs pays, étaient motivés par des événements climatiques extrêmes. Les maires des villes des pays du Sud doivent donc faire face à une expansion urbaine importante. Or cette échelle urbaine est intéressante pour répondre aux changements climatiques. De nombreux leviers d’action comme les politiques de gestion des déchets, des transports ou de l’eau existent, mais il est essentiel que ces politiques climatiques soient pensées avec les populations, c’est-à-dire qu’elles viennent du bas vers le haut et non l’inverse. Il faut mettre les populations au cœur des réponses. 

Cela veut dire qu’il faut les intégrer dans la planification et la construction des politiques, et accepter que cela prenne du temps. C’est donc à la municipalité de se déplacer dans les quartiers. D’après notre expérience à C40, les politiques d’adaptation aux effets des changements climatiques ne sont efficaces que si elles sont inclusives, et le GIEC lui-même l’affirme* . 

Si nous n’intégrons pas la question de l’équité dans ces politiques, cela risque d’exacerber les inégalités sociales et la pauvreté. Pour une meilleure redistribution des bénéfices de l’action climatique, il faut donc sortir des politiques en silos, et penser les politiques climatiques avec les politiques d’inclusion sociale.

C.L.-L. : C’est-à-dire ? Comment faire concrètement pour aider les populations à s’adapter aux changements climatiques tout en luttant contre leur pauvreté ?
S.M. : Il faut partir des besoins immédiats des populations précaires. On ne peut pas se contenter d’imposer une politique publique sans aller comprendre les besoins des populations. Par exemple, à C40, nous accompagnons depuis trois ans la ville d’Accra, au Ghana, qui souhaitait réduire ses émissions de gaz à effet de serre dans le secteur des déchets par la mise en place d’un processus participatif. La municipalité a engagé un dialogue avec les acteurs de la collecte et du tri des déchets, et a constaté que la moitié étaient des travailleurs informels. Ces derniers ont exprimé à la fois le besoin de matériel de protection et celui d’anticiper les jours où il leur est impossible de travailler en raison des vagues de chaleur, avec le risque d’avoir des revenus fluctuants. 

Nous avons donc lancé avec la municipalité un projet pilote qui apporte une protection sociale à ces travailleurs. Finalement, en partant d’un objectif climatique, nous sommes arrivés à une mesure de lutte contre la pauvreté et à une mesure de résilience. Mais nous avons aussi observé des améliorations dans le tri et le traitement des déchets à Accra. Une collecte plus efficace obstrue moins les égouts et cela limite les risques d’inondations. Cette rencontre de la politique sociale et de la politique environnementale a été vertueuse dans les deux sens. 

À partir de cet exemple, nous avons structuré des projets similaires à Dar es Salaam en Tanzanie et à Bangalore en Inde. Et un groupe de 20 villes du Sud (qui ne sont d’ailleurs pas toutes membres de C40) travaillent actuellement sur l’intégration des travailleurs informels dans les politiques de traitement des déchets, afin de réduire les émissions de gaz à effet de serre et d’augmenter la résilience de ces travailleurs de première ligne. Ainsi les villes échangent des connaissances entre elles, ce qui est très bénéfique.
On ne peut pas se contenter d'imposer une politique publique sans aller comprendre les besoins des populations
C.L.-L. : En quoi ces échanges de bonnes pratiques entre villes sont-ils importants pour permettre d’aller à la fois vers une équité sociale et vers une lutte contre les changements climatiques ?
S.M. : Nous croyons au pouvoir de l’exemple. Voir quelqu’un qui a déjà mené telle politique donne envie de l’imiter et c’est vertueux. Même si les géographies et les réglementations des villes sont différentes, toutes ont l’intérêt général au cœur de leurs politiques publiques. 

Par exemple, Bangalore a invité 15 autres villes du sud de l’Inde à échanger afin de leur transmettre ses connaissances et ses savoir-faire issus de notre accompagnement, et de mettre en place un dialogue social entre les agents de la ville et les collecteurs de déchets. La confiance que donne l’expérience fait toute la différence pour inspirer les autres.

C.L.-L. : Si l’on prend vos exemples d’Accra ou de Bangalore, avez-vous constaté une baisse de la pauvreté de ces travailleurs informels ?
S.M. : Notre accompagnement des villes ne vise pas à faire baisser rapidement le nombre de pauvres. Nous essayons plutôt de produire des changements systémiques sur le long terme, afin que les plus précaires participent aux politiques climatiques des villes. 

Nous accompagnons également ces dernières pour leur permettre de collecter des données. Car aujourd’hui, dans les villes du Sud, il est difficile de connaître le nombre exact de personnes qui vivent dans les quartiers informels. En travaillant avec des partenaires locaux et aussi des acteurs privés, nous aidons ainsi les villes à collecter ces données précieuses qui vont leur permettre ensuite de mener des politiques adaptées.

C.L.-L. : Mis à part le secteur des déchets, quelles autres politiques publiques construisez-vous avec les villes pour réduire les impacts des changements climatiques sur les plus précaires ?
S.M. : Comme je le disais, les villes du Sud doivent répondre à un flux migratoire constant de personnes qui souvent se logent dans des quartiers précaires, et à cet égard l’anticipation des risques climatiques et l’information des populations est cruciale. Nous accompagnons ainsi les villes dans la mise en place des systèmes d’alerte précoce afin d’informer à temps tout le monde, c’est-à-dire même ceux qui ne savent ni lire ni écrire ou qui ne parlent pas la langue locale. Ici encore, il est important d’inclure les populations dans le développement des protocoles de communication. Et on voit la nécessité d’avoir des données accessibles sur les zones impactées.

Je voudrais aussi prendre l’exemple d’une ville du Nord pour montrer qu’il faut toujours penser la réponse de façon participative. Nous avons travaillé avec Barcelone, qui souhaitait répondre aux problèmes des canicules pour ses seniors. La réponse ne peut pas être seulement technologique, par exemple en améliorant sur le plan énergétique des bâtiments qui accueillent les personnes âgées. 

Barcelone a travaillé sur la manière d’atteindre les populations vulnérables en formant les travailleurs sociaux, par exemple pour sensibiliser les seniors sur l’utilité d’occulter leurs fenêtres en cas de canicule, ou pour les informer sur les lieux de rafraîchissement proches de chez eux.

Les villes du Sud ont beaucoup à apprendre aux villes du Nord, car elles ont plus d'expérience sur les événements climatiques extrêmes. 
C.L.-L. : Vous travaillez en effet avec des villes aussi bien du Nord que du Sud. En quoi leurs échanges au sein de votre réseau sont-ils enrichissants alors que leurs réalités sont différentes ? 
S.M. : En réalité, les villes du Sud ont beaucoup à apprendre aux villes du Nord, car elles ont plus d’expérience sur les événements climatiques extrêmes, en particulier les vagues de chaleur. Je pense que ces échanges entre villes du Nord et villes du Sud sont essentiels aujourd’hui, surtout dans le contexte de délitement du multilatéralisme.

Nous avons besoin de cette coopération car les villes sont une échelle d’action importante dans l’aide aux populations. Et quand on y regarde de plus près, lesdites villes réduisent plus vite leurs propres émissions de gaz à effet de serre que les États qui participent aux COP sur le climat.

C.L.-L. : Justement, ne faudrait-il pas décentraliser davantage les financements mondiaux vers les acteurs locaux, comme les villes? 
S.M. : En effet, les villes sont en première ligne de la réponse. Et si nous voulons atteindre les objectifs fixés par les COP, il faut donner plus de moyens aux acteurs locaux pour financer leurs politiques. Aujourd’hui, ceux-ci ne participent pas aux négociations mondiales, réservées aux États. Il faut répartir au niveau local l’aide au développement et les moyens de lutte contre les changements climatiques. 

Aujourd’hui, seuls 5 % des financements de l’adaptation aux changements climatiques parviennent aux villes. À C40, nous essayons de faire en sorte que nos maires participent aux COP, du moins aux événements en marge du sommet, via la voix de notre coprésidence, à savoir les maires de Londres et de Freetown. Certes, il y a désormais une “journée des villes” lors des COP. Mais il serait grand temps de ne pas parler des villes uniquement lors de cette journée.

C.L.-L. : On a l’impression que cette question d’une politique climatique équitable n’est pas à l’ordre du jour mondial : pourquoi ?
S.M. : La question de la représentativité de nos dirigeants est au cœur du problème, car les décideurs n’ont pas d’intérêt direct à s’attaquer à la lutte contre les inégalités sociales. Quant au climat, nos villes se sont transformées de manière accélérée ces quarante dernières années autour de l’utopie du béton et de la voiture. Mais désormais le climat est l’enjeu de ce siècle : il nous faut porter un imaginaire positif qui fonctionne et accepter qu’il faille du temps pour des transformations sociales longues.

C.L.-L. : N’est-ce pas utopique de vouloir construire des villes durables ? Car les villes des pays en voie de développement veulent les mêmes standards de vie que les villes des pays développés, et l’urbanisation rime avec l’augmentation des gaz à effet de serre…
S.M. : Je ne suis pas certaine que les habitants des villes du Sud aspirent à un modèle de développement des villes du Nord, car ils en voient aujourd’hui les impacts. Par exemple, nous sommes en train de bannir le moteur Diesel en Europe, et on voit qu’en Amérique latine ils préfèrent déployer des flottes de voitures électriques. Je trouve que la société civile du Sud est active sur le climat. 

Et le fait de pouvoir échanger sur des solutions entre les villes du Nord et du Sud permet de ne pas tomber dans le même piège du développement carboné. La question, selon moi, reste toujours celle de la démocratie : pour bâtir des institutions et des politiques plus justes, il faut ouvrir les espaces de dialogue aux habitants et instaurer des processus participatifs. En allant vers plus d’inclusion, on ne peut qu’avancer dans la bonne direction.
 

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