« Tout le monde a intérêt à préserver l'Amazonie »
Parcours

NIGEL CRAWHALL
- 1999 : Commence à travailler en coopération avec l’Unesco sur les questions des savoirs autochtones et du patrimoine immatériel
- Depuis 2017 : Chef de section du programme des Systèmes de savoirs locaux et autochtones (LINKS) de l’Unesco

MERIEM BOUAMRANE
- 1998 : Rejoint le programme sur l’Homme et la biosphère (MAB) de l’Unesco au bureau régional de Dakar
- 2020 : Nommée chef de section Recherches et politiques du MAB
- 2024 : Devient conseillère principale Partenariats pour des solutions fondées sur la nature au Bureau de la planification stratégique de l’Unesco
Djamila Ould Khettab : En Amazonie, près de 17 % de la forêt primaire a été détruite. Avons-nous atteint un seuil critique ?
Nigel Crawhall : La question du déboisement est un défi mondial. Dans le bassin amazonien, la situation est très diverse. On remarque que là où les communautés autochtones gèrent leur territoire, la forêt se trouve dans un état excellent, comme au Guyana ou au Suriname.
Meriem Bouamrane : Les politiques publiques sont très importantes dans la gestion de ce bassin. La déforestation de l’Amazonie dans certains pays a augmenté pour encourager une exploitation économique de ces territoires au détriment de la conservation de leurs écosystèmes. Selon une étude récente publiée début 2024, il semblerait qu’il y ait des débuts de signaux positifs venant du Brésil, qui restent à confirmer.
L’Unesco a un programme de lutte contre la déforestation, notamment au niveau de huit réserves de biosphère dans quatre pays amazoniens (MAB), qui couvrent 5 % du bassin amazonien. Dans ces réserves de biosphère, on essaie de démontrer qu’il est possible de développer un territoire et d’assurer un revenu aux habitants sans détruire les écosystèmes, avec des activités économiques comme l’agroforesterie, l’apiculture et la reforestation.
Le prochain G20 aura lieu en novembre au Brésil. Il est crucial que les chefs d’État mettent en œuvre les accords internationaux sur ces enjeux environnementaux et qu’ils s'appuient sur certaines bonnes pratiques pour concilier conservation de la biodiversité des écosystèmes et développement économique durable.
D.O.K. : Devrait-on reconnaître l’Amazonie comme un bien commun et réfléchir à un nouveau mode de gouvernance ?
N.C. : Dans l’histoire des Nations unies, l’État est l’acteur-clé. Mais il y a plusieurs acteurs et l’enjeu est de savoir comment aménager les relations interétatiques, intercommunautaires et entre l’État et les communautés. Il est là, le vrai pacte. Il faut avoir une coopération paisible et intelligente pour assurer la durabilité des écosystèmes amazoniens.
M.B. : Les enjeux de biodiversité et de changement climatique transcendent les frontières politiques et nationales. Quand un incendie se produit dans un pays, il peut très facilement se propager dans un pays voisin. Il y a un enjeu de coopération technique et scientifique, et de partage de données et d’informations.
Nous encourageons la coopération transfrontière. Le programme MAB de l’Unesco comprend plusieurs sites transfrontaliers en Amérique latine pour gérer ensemble des territoires.
On peut apprendre des peuples autochtones amazoniens.
Si on n’arrive pas à conserver des écosystèmes-clés et la biodiversité, on ne pourra plus vivre sur cette planète. Les activités économiques destructrices doivent être rapidement abandonnées et remplacées par des alternatives durables. Tout le monde a intérêt à préserver ce vivant, y compris les grands groupes industriels, les banques et les fonds d’investissement. Il faut inclure ces acteurs-là dans les négociations et la mise en œuvre des solutions. Tous les acteurs doivent respecter les engagements internationaux en faveur de la biodiversité et favoriser le dialogue entre les autorités publiques, les secteurs économiques et financiers et les citoyens qui vivent dans ces territoires.
Il est également essentiel d’investir sur le temps long : dans certaines communautés autochtones, les décisions sont prises si aucun impact négatif n’est possible pour sept générations. C’est important d’apprendre de ces communautés. Sommes-nous capables de prendre des décisions pour plusieurs générations pour nous assurer que les générations futures connaissent l’Amazonie dans de meilleures conditions ?
D.O.K. : L’Union européenne va interdire dès 2025 l’importation de produits qui contribuent à la déforestation. Que pensez-vous de cette décision ?
M.B. : Les causes directes et indirectes de la déforestation doivent être mieux connues et partagées. Très souvent, les consommateurs ne savent pas que lorsqu’ils achètent certains produits alimentaires ou textiles, ils contribuent à la destruction d’environnements-clés qui mettent des années à se régénérer ou qui sont irremplaçables, comme l’Amazonie. Cet engagement de l’Union européenne contre la déforestation importée permet de mieux révéler ces liens invisibles et de responsabiliser.
S’il y a une prise de conscience des consommateurs et des engagements clairs et mesurables des pouvoirs publics, alors une chaîne vertueuse peut se mettre en place. Et l'alternative existe de pouvoir investir dans des solutions durables. Nous encourageons les investisseurs, les grands groupes financiers et bancaires à stopper les investissements désastreux pour la conservation de la biodiversité. Nous les exhortons à soutenir la transition écologique et à investir plutôt dans des économies durables.
D.O.K. : Et à associer davantage les peuples autochtones qui habitent le bassin amazonien ?
N.C. : On peut apprendre des peuples autochtones amazoniens. Ils peuvent nous aider à repenser cette question de voie de développement et à comprendre ces écosystèmes très complexes.
L’Unesco est l’une des agences fondatrices d’une plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les écosystèmes (IPBES). Cette plateforme conseille tous les gouvernements du monde sur les bonnes pratiques en matière de protection de la biodiversité et des écosystèmes. Auparavant, seuls des scientifiques et des universitaires étaient consultés. Aujourd’hui, nous aidons les peuples autochtones à s’engager dans ce processus pour pouvoir entendre une diversité de voix autour de la table.
M.B. : En effet, il est important de reconnaître et de valoriser les savoirs des peuples autochtones. C’est ce croisement entre les savoirs autochtones et les connaissances scientifiques qui va permettre d’apporter des solutions à des enjeux très complexes que personne ne peut régler seul. C’est ce que nous faisons à travers notre programme en Amazonie pour prévenir et gérer les feux de forêt en nous appuyant sur des informations communiquées par les communautés locales, qui peuvent observer des signaux (phénomène météorologique, disparition de telle ou telle espèce de plante ou d’oiseau), et sur des informations apportées par des scientifiques et des données satellitaires. Certaines zones sont parfois très difficiles d’accès et il faut donc vérifier en temps réel si un incendie a débuté pour pouvoir envoyer une équipe très rapidement.
Pour certaines communautés autochtones et locales, les êtres humains sont des gardiens du vivant. À ce titre, ils ont une responsabilité encore plus grande de transmettre tout ce vivant aux générations futures.
D.O.K. : Mais ils déplorent de ne pas être suffisamment consultés…
N.C. : Il existe un cadre mondial pour protéger leurs droits, notamment le droit à la consultation. Après avoir épuisé les recours nationaux, ils peuvent aviser le rapporteur spécial sur les droits de l’homme. Une procédure peut alors être engagée, avec des visites sur le terrain. Évidemment, ce n’est pas toujours facile. Nous devons mieux informer les peuples autochtones de l’existence de ces mécanismes.
Les consommateurs ne savent pas que lorsqu’ils achètent certains produits alimentaires ou textiles, ils contribuent à la destruction d’environnements-clés qui mettent des années à se régénérer.
M.B. : Dans les réserves de biosphère de l’Unesco, les communautés autochtones non seulement doivent être consultées mais aussi doivent tenir un rôle dans la gestion de ces territoires. Un dialogue entre les communautés autochtones, les autorités locales et les pouvoirs publics doit être instauré dès le début. C’est la condition pour établir un plan de gestion concerté et interdisciplinaire qui prenne en compte les connaissances, l’expertise et les représentations de chacun. Cette approche est une des conditions de succès. C’est un modèle de partage d’informations et de gouvernance du futur, comme la Convention citoyenne pour le climat en France où l’on a invité des experts à dialoguer avec des citoyens et des politiques. On a besoin de tous les talents et de toutes les expertises pour les traduire en actes et en engagements tangibles et mesurables.
D.O.K. : Des organisations autochtones alertent sur les effets pervers des aires de conservation qui, selon elles, bafouent leurs droits fonciers et n’empêchent pas la dégradation des écosystèmes.
N.C. : Isoler un territoire en disant qu’une partie sera un lieu de conservation et l’autre partie une zone d’exploitation, scientifiquement ça ne marche pas, car tout est lié : pour gérer un territoire, il faut comprendre le système des bassins d’eau, la direction du vent, la migration des animaux. On constate de plus en plus que cette solution ne fonctionne pas si tout autour de ces espaces protégés, des territoires continuent d’être dégradés et des peuples autochtones déplacés contre leur gré, entraînant une perte de culture et de savoir.
M.B. : Les pays qui ont adopté le cadre mondial Kunming-Montréal pour la biodiversité se sont engagés à conserver au moins 30 % de leur territoire. Il faut être vigilant, cette augmentation en termes de surface doit comporter un réel engagement et des moyens financiers.
Conserver 30 % de terre ne sert à rien si l’on continue de détruire les 70 % restants.
Il faut aussi s’entendre sur les modalités de la conservation, car on se retrouve face à des représentations différentes. Si conserver signifie mettre sous cloche, c’est une philosophie qui date. Il faut pouvoir choisir des trajectoires de développement qui soient les plus respectueuses de la conservation par le biais d’une négociation entre les autorités publiques et les communautés locales. Parfois il est bénéfique que, sur une certaine période et pour un écosystème précis, l’humain n’intervienne plus. Parfois aussi, un certain niveau d’activité humaine est nécessaire pour conserver la biodiversité d’un territoire.
Mais vouloir conserver 30 % de la planète ne sert à rien si l’on continue de détruire les 70 % restants. Le territoire doit vraiment être repensé de manière interconnectée et interdépendante. Il y a des activités économiques vraiment destructrices, qu'il faut stopper, et il est vital de trouver des alternatives en complément de toute une batterie d’outils réglementaires, comme les aires protégées, les aires communautaires ou les agroforêts, qui impliquent différents acteurs avec des objectifs partagés issus d’une concertation.
Entretien réalisé en juin 2024.