
Inondations en Espagne : la douloureuse reconstruction des sinistrés
Juliàn Navarro a encore du mal à y croire. L’agriculteur, installé à la Torre de Utiel, à 85 km de Valence, marche dans ses champs encore meurtris par la violence de l’eau des mois après le passage dévastateur de la DANA, (Dépression à l'Altitude d'Origine Non-Tropicale en espagnol), appelée « goutte froide ». Sur ses 12ha de terres, deux parcelles de vignes ont été détruites par le débordement de la rivière Magro, habituellement à sec. Cristobal, curé de la paroisse, l’accompagne pour constater les dégâts dans ces terres réputées pour leur vin rouge. Le cultivateur montre les pieds de vigne encore courbés sous le poids de la fange et des branchages.

Le limon déposé par l’eau a fait pourrir les racines et la terre fertile a été retournée, laissant les ceps à découvert. « Si je passe avec le tracteur, je risque d'endommager la vigne », explique Juliàn qui craint aussi que le sol ne s’affaisse sous son passage. Selon lui, il est impossible d’estimer les pertes. « Cela ne sert à rien de réparer, je dois recommencer de zéro et planter de nouveaux pieds », soupire-t-il. Les murs de pierre sèche, vieux de 300 ans, se sont effondrés. L'agriculteur sexagénaire s’interroge sur les investissements futurs à réaliser. Il espérait prendre sa retraite d’ici deux ans, alors que sa fille ne veut pas reprendre l’exploitation, héritage familial depuis quatre générations.
Le changement climatique est une réalité
Ce 29 octobre 2024, les pluies ont commencé dans la nuit. La rivière Magro est sortie de son lit peu avant la mi-journée. « Deux heures plus tard, c’était le chaos, la rue était devenue une mer », explique Juliàn qui se trouve alors chez lui à Utiel. Réfugié sur sa terrasse, il est sauvé par les pompiers juste avant qu’un mur ne s'écroule sous la pression de l’eau. Les maisons à un étage construites dans les années 60 sont toutes touchées alors qu’elles sont situées dans un quartier éloigné de la rivière. Des voisins ont été secourus par un hélicoptère, d’autres se trouvent piégés au rez-de-chaussée. Juliàn, son épouse et leur fille passent une nuit d’angoisse dans un restaurant épargné par les flots.

Tout est à refaire, des tuyauteries aux câbles électriques. Cinq mois plus tard, les chambres sentent la peinture fraîche mais les murs du garage portent encore les marques du niveau de l’eau : 1,7 mètre. La totalité des meubles et des outils de travail de Juliàn ont été noyés. « Tout flottait dans l’eau et la boue », dit Julian qui avait assuré sa maison, ce qui lui permet de financer une partie des travaux.
En plus d’une aide au logement, Caritas lui a accordé 4000 euros pour le rachat d’un sécateur électrique, d’une tronçonneuse et d’autres outils indispensables à son activité. Une aide qui l’a soulagé et le pousse à « aller de l’avant ». Bien qu’il s’estime chanceux d’être en vie, Juliàn est bouleversé par la catastrophe. Sa ville est méconnaissable. « Le lycée va être démoli, les trottoirs ont été arrachés, il faut tout reconstruire », explique-t-il. La peur de nouvelles inondations le tourmente : « Le changement climatique est une réalité et cela arrivera à nouveau. Ce que l’on ignore, c’est quand. »
comme après un bombardement
Plus au sud, Chiva est l’un des épicentres de la catastrophe. Située à une trentaine de kilomètres de Valence, la commune est traversée par le ravin du Poyo appelé aussi rambla, un canal naturel d’évacuation de l’eau des montagnes. D’habitude un maigre filet qui s’écoule à travers des arbres et des jardins. Le 29 octobre, il s’est transformé en un torrent dévastateur, charriant de la boue, des pierres, des arbres et des voitures. Un an de précipitations sont tombées en une journée. Des vagues de trois mètres sont venues arracher les façades des maisons. Des rues entières se sont effondrées. Désormais, le ravin est une plaie béante dans la ville, les maisons restent éventrées.
Les travaux semblent avoir à peine commencé. De nombreuses rues manquent encore dans le quartier de Bechinos, un dédale de ruelles et d’impasses construites par les populations musulmanes du XIIe siècle. Concepción Feíjoo, 67 ans, vivait là avec son mari dans sa maison d’enfance. De l’autre côté du ravin, elle pointe ce qu’il en reste. L’eau a laissé à nu le rez-de-chaussée et le premier étage. « Tout est en ruines, comme après un bombardement », dit Concepción.

Le jour de l’inondation, elle se réfugie avec son mari et leur chienne chez une voisine, alertée par la rumeur de la rivière qui a commencé à gonfler dans son lit. Chiva est sous les eaux et dans le noir à 18h. « Je n’ai pas pu dormir cette nuit-là ». La retraitée n’a gardé que des vêtements et des photos conservés au deuxième étage presque épargné. « Le 31 octobre, on m’a expulsée de chez moi. Jusqu’à aujourd’hui, je n’ai plus le droit d’y rentrer. » Sa porte a été scellée. Depuis, la sexagénaire, son mari et leur chienne sont logés dans un appartement prêté par une amie. Une chance même si elle ne rêve que de rentrer chez elle.
Concepción n’avait pas les moyens de souscrire à une assurance habitation. Elle recevra une aide de l’État estimée à 40 000 euros, un apport qu’elle juge insuffisant vu les dégâts. Malgré tout, elle n’a pas sollicité d’aide financière de la part de Caritas. Elle est néanmoins soutenue sur le plan psychologique par l’équipe de Chiva. Arantxa et Luisa, travailleuses sociales, l’ont accompagnée dans ses démarches administratives. Pour Concepción, la solidarité populaire a primé sur celle des pouvoirs publics. « J’ai reçu des virements bancaires directement sur mon compte de la part de personnes que je ne connaissais pas ». Les sinistrés commencent tout juste à recevoir l’aide de 6000 euros du gouvernement régional ainsi que les fonds du milliardaire espagnol Amancio Ortega. Au total 4,9 millions d'euros de fonds privés rien que pour Chiva, répartis selon les dommages et un barème financier allant jusqu’à 10 000 euros par foyer.
Une région en travaux
Les inondations ont touché 75 communes et près d’1,8 million de personnes. Sur les 130 000 habitations situées dans les zones inondées, le Consortium d'indemnisation des assurances a dénombré 48 003 maisons affectées, un chiffre qui ne tient compte que des logements assurés. De son côté, Caritas aide à hauteur d’un maximum de 15 000 euros par foyer pour les travaux de rénovation.
Dans les communes dites de l’Horta Sud de Valence, cette aide au logement est particulièrement nécessaire. Depuis Chiva, la rambla, rejointe par de nombreux canaux, a continué sa course avec violence. Son débit a été quatre fois supérieur à celui de l’Èbre, le fleuve le plus puissant d’Espagne. Or, une fois passée l’autoroute, la rambla devient un simple fossé. Des plaines inondables ont été urbanisées et les ravins ne résistent pas à des débits aussi puissants.
La DANA n’a épargné personne mais les personnes âgées ont été particulièrement affectées.
Sonia Sevilla, 27 ans, est travailleuse sociale dans cette région, à Sedaví. Ce matin, elle rend visite à Angelines Sanchez. La retraitée a reçu 10 000 euros de Caritas destinés à la réparation de sa maison, une grande demeure aux murs hauts et carrelés. L’eau est montée jusqu’à 1,8 mètre. « La boue et l’eau arrivaient par les prises électriques, elles venaient de dehors mais aussi du sol du patio ! », se remémore Angelines. Elle s’est sauvée par le balcon à l’étage, tirée par ses deux fils. Dans sa chambre, l'armoire centenaire s’est renversée. Le bois a gonflé et Angelines espère la restaurer car le meuble est le seul vestige de sa famille. « Je n’ai pu sauver aucune photo de mon époux, les vieilles photos sont très fragiles », explique Angelines, la voix cassée par l’émotion. Sonia l’enlace sur le pas de la porte : « les gens ont perdu leurs souvenirs, c’est le pire ».
Désormais, les sinistrés ont rendez-vous dans les centres paroissiaux où ils sont accompagnés par les travailleuses sociales, comme Sonia ou encore Carla Campos, 25 ans. Au cœur du quartier populaire de La Torre, cette dernière a reçu 500 personnes en trois mois. « La DANA n’a épargné personne mais les personnes âgées ont été particulièrement affectées », rappelle Carla qui pointe la perte d’autonomie des sinistrés. « Au début, ils s’occupaient en enlevant la boue, maintenant ils attendent les travaux avec l’angoisse de ne pas avoir assez d’argent. », explique la jeune femme.
Surmonter le trauma, ensemble.
Par Arantxa Martí Zanón, travailleuse sociale de Caritas Chiva
L’urgence passée, il y a une grande disparité dans les besoins. Des familles ont dépensé toutes leurs économies pour acheter un logement ou effectuer les travaux nécessaires, d’autres ne sont toujours pas rentrées chez elles. Les sinistrés ont aussi besoin de parler et d’être écoutés. Chaque rendez-vous dure près d’une heure et demie. Nous avons créé un espace sûr dans la paroisse pour les victimes avec un goûter toutes les deux semaines. Nous avons acheté une cafetière et un canapé. Ces rendez-vous ensemble sont une façon de les soutenir psychologiquement.
Au début, chacun est réticent à l’idée de parler. Puis les gens se détendent, se sentent libres de s’exprimer et finissent par sortir tout ce qu’ils gardent en eux. Et il y a tant de choses ! Les gens sont épuisés physiquement, mentalement et émotionnellement, car cela dure depuis des mois. Entre les procédures, les rendez-vous et les dossiers à déposer dans les administrations. Ils sont très fatigués. Alors, la parole de l’un libère la parole de l’autre. Ils s’écoutent et partagent leurs expériences. Ils se comprennent car ils ont vécu des choses similaires. C’est pourquoi j’ai demandé que l’on nous envoie des psychologues. Pour les sinistrés bien sûr, mais aussi pour nous qui portons beaucoup sur nos épaules. Cette aide psychologique sera d’autant plus nécessaire que beaucoup ne se sont pas encore effondrés : ils n’ont toujours pas parlé de ce qui leur était arrivé. Cela va prendre du temps. Il en va de même pour les enfants et les jeunes qui n’ont pas encore réalisé ce qui leur était arrivé mais ils ont vécu des choses terribles. Tous doivent sortir ce qu’ils ont sur le cœur. S’ils ne le font pas, cela s’exprimera d’une manière ou d’une autre et il faut éviter de futures maladies, conséquences de ce traumatisme.
À Paiporta, toujours au sud de Valence, les jardins de la rambla del Poyo, appelés aussi ravin du Torrent, formaient une coulée verdoyante, bordée de palmiers et d’arbres fruitiers. Détruits, ils laissent place à un gigantesque corridor de sable et de boue. Les portes des maisons sont ouvertes quand elles n’ont pas été démolies par la crue. Dans un grand nuage de poussière, le bruit des pelleteuses et marteaux-piqueurs assourdit le quotidien des habitants de cette ville fantôme.
« À quoi bon sortir ? Très peu de commerces et de cafés ont rouvert. », souligne Amparo, 59 ans. Piégée par l’inondation avec sa fille et son mari, elle a été blessée à la main par une barre de fer. Mais ce sont les souvenirs et les bruits entendus lors de l’inondation qui sont indélébiles. « On entendait les gens crier à l’aide et d’un coup le silence : ils s’étaient noyés ». Sa mère, 85 ans, a survécu et vit désormais avec elle. Dans la maison au bord du ravin, tous les égouts n’ont pas encore été vidangés. « Je n’ouvre pas les robinets sinon la boue va sortir », explique l'octogénaire. Face à l’ampleur des travaux dans cette maison vieille de 200 ans, mère et fille ont les larmes aux yeux.
En plus de l’aide au logement, Caritas fournit une assistance à la mobilité. Environ 140 000 véhicules ont été emportés par les marées de débris et de boue. Des cimetières de voitures bordent les routes tandis que des carcasses sont encore extraites des parkings. Valeria Peraza et son mari Pedro ont perdu le véhicule qu’ils partageaient pour se rendre au travail. Grâce à Caritas, ils ont retrouvé une voiture de seconde main, don d’un concessionnaire privé.

[TRADUCTION]
« Mon mari venait de rentrer à la maison, l’eau lui arrivait aux genoux. Il a eu le temps de récupérer les papiers de la voiture. L’eau lui est vite montée jusqu’aux hanches, il a dû s'accrocher à un panneau d’affichage, traverser la rue et rentrer chez nous. Le rez-de-chaussée et le sous-sol ont été inondés et notre voiture était sous l’eau.
Avec la perte de la voiture, mon mari a failli perdre son emploi car il devait aller en train jusqu’à La Pobla Llarga. Ce sont trois arrêts puis 10 minutes de marche. Il était contraint par les horaires du train et arrivait souvent à 6h40 alors qu’il devait commencer à 6h du matin. Résultat, il a eu des problèmes à cause de ça. Même chose s’il était du tour du soir : il devait partir avant pour avoir le dernier train de 22h45. Ou il était en retard, ou il partait en avance. Cette situation pesait beaucoup sur nos finances ! En plus, son employeur ne comprenait pas qu’il n’avait pas le choix. Moi j’ai perdu mon ancien travail à cause de cela. Je suis restée sans emploi quelques semaines, c’était très frustrant. J’ai réussi à trouver un autre emploi dans la zone industrielle d’Algemesí, mais je devais quand même marcher 50 minutes pour y aller. Aujourd’hui, je me sens très reconnaissante de l’aide apportée par Caritas, que ça soit l’aide économique ou alimentaire car à un moment, on n’arrivait plus à joindre les deux bouts. »
colère
De nombreux tags ont vu le jour sur les murs. « Seul le peuple sauve le peuple », peut-on lire en valencien. Un hommage aux centaines de volontaires venus prêter main forte aux sinistrés. D’autres appellent, en des termes crus, à la démission du chef du gouvernement régional, Carlos Mazón, tenu principal responsable du nombre de morts dans les inondations. L’agence météorologique espagnole avait émis l’alerte rouge à 7 heures du matin le 29 octobre.
« S’il pleut à Chiva à midi, l’eau viendra forcément jusqu’à chez nous », souligne Teresa Lluch, au bord du ravin à Catarroja. Pourtant, le gouvernement régional n’a envoyé l’alerte qu’à 20h11. « L’eau nous arrivait déjà au cou depuis 18h, ils avaient le temps de nous prévenir », fulmine Teresa. La colère s’est ajoutée au deuil. « Les gens en veulent aux politiques, aux responsables de l’entretien des ravins et d’autres culpabilisent d’avoir construit près des ruisseaux », souligne Sonia de Caritas. L’instruction judiciaire en cours a révélé que la majorité des personnes décédées l’étaient avant le message d’alerte, la plupart dans les communes de l’Horta Sud.
Cette indignation se ressent dans la ville d’Algemesí, en grande partie en zone inondable. Ce territoire de rizières, de champs d’agrumes et de kaki est traversée par la rivière Magro. Venue d’Utiel, elle se jette plus loin dans le fleuve Júcar.

[TRADUCTION]
« Le lendemain, quand nous sommes descendus [son appartement au rez-de-chaussée a été inondé], il y avait 20 cm de boue et l’eau était partie Avant ici il y avait du parquet en bois. Tout flottait. Quand on marchait dessus, la boue sortait d’en-dessous. On a eu environ 1,18 mètre d’eau ici. L’eau rentrait par notre porte car la porte de l’immeuble avait cédé sous la pression. On n’a rien pu sauver. Maintenant la cuisine ici est identique à celle qu’on avait. Je vais seulement changer le sol et mettre de la céramique. Plus jamais de parquet ! Aujourd’hui, une de nos filles nous loge près d’ici mais j’ai du mal à grimper son escalier plus d’une fois par jour. On attend que les peintres finissent leur travail, ensuite on le nettoiera à nouveau. Nous n’avions pas d’argent pour débuter les travaux. Nous avons demandé de l’aide et grâce aux 6000 euros de la Generalitat et aux 15 000 euros de Caritas, nous avons pu appeler un maçon. Ils ne vont pas travailler sans être payés ! Ensuite les experts d’assurance sont venus et le consortium m’a indemnisé pour la moitié de mes biens seulement. Il faut faire avec. »
La construction de maisons à Algemesí et dans le quartier du Raval, proche de la rivière, interroge. Mais c’est surtout l’abandon des pouvoirs publics qui fait enrager les habitants de ce quartier, l’un des plus pauvres d’Espagne. « Ni les pompiers, ni les militaires ne sont venus », peste Emilia Zaba devant sa maison. Elle vit avec son mari, leur fille Noelia et leur petit-fils. Accrochés à un escabeau, ils ont tenu une nuit entière dans deux mètres d’eau boueuse. Les jours suivants, seuls des volontaires sont venus apporter de l’eau, des vêtements et de la nourriture.
Mes économies pour ma retraite vont dans les rénovations.
Puis, le coût de la vie a augmenté : des matelas aux loyers, les prix ont doublé. Les plus vulnérables n’ont pas les moyens de tout racheter. Caritas a donné trois matelas, un réfrigérateur et un sèche-linge neufs à Emilia. Une solidarité qui la touche. Elle reste très affectée psychologiquement : « Quand il pleut j’ai peur, j’ai perdu le peu que j’avais. ». Cette catastrophe s’ajoute à une grande fragilité économique et de faibles revenus. « Mes prêts à la banque ont été refusés », ajoute Emilia.
Devant la porte voisine, Mari Carmen Domínguez Río, 67 ans, tricote une couverture violette et se réchauffe le dos au soleil. Elle et son mari sont hébergés chez leur fils mais elle se rend tous les jours dans sa maison pour constater l’avancée, relative, des travaux. « Mes économies pour ma retraite vont dans les rénovations ». Mari Carmen se réveille encore dans la nuit en sursaut. « J’ai déjà vécu une inondation plus jeune, là je ne sais pas si je m’en remettrai », pleure-t-elle.
Face à l’ampleur des dégâts, Caritas a débloqué un budget total de 33 millions d’euros sur trois ans dédiés à l’ensemble des actions mises en place pour les sinistrés. Ces derniers s’inquiètent d’un nouvel épisode de goutte froide alors que plusieurs alertes orange ont été déclenchées depuis novembre.