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un homme sans-abri sur son campement au bois de Vincennes près de paris

Sans-abri : survivre au bois de Vincennes

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Paris, Val-de-Marne
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Plus d’une centaine de personnes sans abri vivent de manière permanente dans le bois de Vincennes, en bordure de Paris. Bien que les conditions de vie y soient difficiles, elles s’approprient cette grande étendue verte où elles tentent de reconstruire un chez-soi. Rencontre avec Hichem, Abdou Karim et Guilaine.
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Texte

Le jour se lève lentement sur le bois, encore plongé dans une semi-obscurité. La pluie, tombée en abondance ces derniers jours, a gorgé le sol d’humidité et l’hiver dénudé la plupart des arbres hauts et frêles. Entre les branches d’un arbuste encore touffu, un visage surgit, labouré de rides, orné d’une barbe grisonnante et surmonté d’un bonnet en laine. Hichem, équipé d’une lampe frontale, s’extirpe de sa tente, engoncé dans son sweat à capuche recouvert par une parka frappée du logo de la Ville de Paris. Il a dormi tout habillé. « C’est ma “ tenue de rue ”, dit le sans-abri de 46 ans. « Quand je sors du bois, je mets ma “ tenue civile ”, des vêtements propres et en bon état. Comme ça, je passe inaperçu. » Il porte autour du cou une sacoche dont il ne se sépare jamais – « y compris pour dormir ». Elle contient sa pièce d’identité, sa prothèse dentaire, son portable et huit batteries externes. Tout ce qu’il a de plus précieux.

Pour résister au froid mordant, Hichem a passé la nuit emmitouflé sous un tas de couvertures. « C’est la technique de l’oignon. On empile les couches », décrit-il. Quand le froid devient insupportable, il fait bouillir sous sa toile une casserole d’eau sur une petite bonbonne de gaz. « Avec la vapeur, l’air se réchauffe », explique-t-il. « Je cuisine aussi à l’intérieur, ça aide à rester au chaud. » En dernier recours, il déplie une couverture de survie. Mais « le froid n’est rien comparé à la chaleur de l’été », assure cet habitant du bois. Durant la saison estivale, sa toile devient une fournaise. « Il y fait presque 40 degrés. Impossible d’y rester. »

Un quotidien difficile, en pleine nature

Dans le fond de la tente, des bidons en plastique s’entassent. « 300 litres d’eau en tout, annonce-t-il. C’est ma source de vie au cas où les fontaines publiques ne fonctionneraient plus. Parfois elles gèlent, parfois la mairie coupe les robinets. Trouver de l’eau, surtout de l’eau potable, c’est peut-être ce qu’il y a de plus difficile quand on est à la rue. » Rien d’autre ne traîne. Son petit campement, surmonté d’une simple bâche bleue résistante aux intempéries, est dépouillé. « Pour éviter d’attirer les souris », précise-t-il. Et « les voleurs. Même si on n’a rien, des gens trouvent quand même le moyen de nous voler. » 

Hichem entrepose ses vivres et le reste de ses affaires dans un garde-meuble de 12 mètres carrés, situé à proximité de son lieu de vie. Il s’y rend à pied « trois fois par semaine », muni d’un chariot de courses. Le dimanche soir, sur le chemin du retour à son campement, il s’arrête devant un restaurant pour brancher son téléphone et ses batteries externes à une prise extérieure. Ce sont les rares sorties qu’il s’accorde. Hichem passe ses journées dans son installation de fortune, cachée par la végétation, à tromper l’ennui en consultant son téléphone. Une vie de loup solitaire voulue par cet homme qui a requis l’anonymat, de peur d’être reconnu par ses proches avec qui il a coupé les ponts. Il ne souhaite pas côtoyer les autres campeurs du bois. Ni se faire remarquer par les habitants du quartier. « Ici, c’est huppé, lance-t-il. Les résidents n’aiment pas trop voir des SDF squatter. »
 

la tente d'une personne sans-abris installée sur un trottoir
Un soir par semaine, Hichem s'installe devant l'entrée d'un restaurant, non loin de son campement, afin de recharger son téléphone et ses batteries externes en les branchant à une prise extérieure. © Mathieu Génon

Quelques années en arrière, Hichem avait une bonne situation. Il vivait en colocation avec un ami à Montreuil, en banlieue parisienne. Il était déménageur. « J’ai toujours bossé : à la mairie, à la poste, comme gardien d’immeuble, énumère-t-il. Je n’avais aucun problème d’argent. » Jusqu’au jour où, au début de l’année 2020, une douleur lancinante à la hanche se déclenche. Un médecin lui diagnostique une tendinite chronique et lui prescrit un arrêt de travail. Mais à la fin de son congé de maladie, la douleur est toujours aussi insoutenable. « J’étais incapable de porter des charges lourdes », confie Hichem en s’asseyant à même le sol avec difficulté. « Je ne pouvais pas reprendre les missions d’intérim. » Il se retrouve au chômage, puis bascule au RSA

Le voilà en grande difficulté pour régler son loyer. Habitant jusqu’alors Saint-Ouen, en banlieue parisienne, il finit par quitter son logement. Il vend ses meubles et son électroménager. Et se retrouve dans le bois de Boulogne, à l’ouest de la capitale. Il y reste un petit moment. Puis il décide de s’installer à l’autre bout de Paris, dans le bois de Vincennes, « pour se rapprocher de [sa] domiciliation ». Hichem n’a jamais envisagé de dormir à la rue. « Pas assez pratique, estime-t-il. Il faut déballer et remballer ses affaires tous les jours. C’est un casse-tête. »

Écouter le témoignage de Yvan, un habitant du bois de Vincennes

Comme Hichem, Abdou Karim est arrivé dans le bois de Vincennes au cours de l’été 2024 car il n’avait plus de quoi payer son loyer. Ce gaillard de 45 ans, migrant sans papiers originaire du Sénégal, enchaînait les petits boulots précaires non déclarés jusqu’au coup d’envoi des jeux Olympiques. « À partir de là, c’est devenu très difficile de sortir chercher du travail, raconte-t-il. J’ai vite épuisé toutes mes économies. » Il se retrouve à errer dans les rues de la capitale et finit par trouver refuge dans le bois, « où il y a moins de contrôles de police ».

un homme sans-abri range ses affaires dans un garde-meuble
Hichem loue un garde-meuble 100 euros par mois. Il y a entreposé quasiment toutes ses affaires. Sur son campement, il ne garde que le nécessaire. © Mathieu Génon

Des effluves d’encens embaument sa tente. « Deux promeneuses me l’ont donnée. On y tient à quatre. Au début, j’étais dans une deux-places. Je suis plus à l’aise dans celle-ci », confie Abdou Karim en se déchaussant avant d’entrer chez lui. Au sol, un tapis en gazon synthétique isole du froid et de l’humidité. L’abri est aménagé avec soin en deux espaces distincts. À l’entrée, « côté salon », un bouquet de fleurs artificielles décore un petit meuble à tiroirs contenant des provisions. Sans revenu, Abdou dépend de l’aide alimentaire. Il récupère également des vivres, ainsi que des vêtements, des couvertures et des « objets utiles », laissés sur l’avenue attenante par des riverains. « Ils savent que des SDF vivent là et ont besoin du nécessaire pour survivre », observe-t-il. 

Tout au fond de la tente, « côté chambre à coucher », un matelas en mousse est entouré de sacs bourrés de vêtements et de linge propres. « Ça fait du poids, dit-il. Comme ça, la tente ne s’envole pas. » À plusieurs reprises, il lui est arrivé de batailler toute la nuit contre des bourrasques qui ont saccagé une partie de son installation précaire. « Ici, c’est un cinq-étoiles par rapport à ce que j’ai connu », plaisante cet ancien légionnaire qui a servi cinq ans dans l’armée sénégalaise, près de la frontière avec la Gambie. « Une jungle infestée de scorpions et de serpents, se souvient-il. Il pleuvait non-stop. » Au bois, « le plus embêtant, c’est les moustiques, surtout l’été, ajoute-t-il. Pour l’hygiène, ce n’est pas facile non plus ». Comme il n’y a aucune douche publique dans cette grande étendue, il faut faire de longs trajets pour se laver. « Il m’arrivait de me doucher et de faire ma lessive sur mon lieu de travail quand je le pouvais », confie-t-il.

Débrouillard et créatif, l’ancien militaire s’adapte à cette vie dans la nature. Sur un tronc, il a posé une cage et placé une autre sur une table. Il sifflote pour inviter les oiseaux qui survolent son campement à s’approcher et venir picorer. « C’est agréable de les entendre », dit-il en souriant. Mais pas question de s’éterniser dans le parc de l’Est parisien. L’homme, qui souffre d’un diabète de type 2, « une maladie mal soignée » dans son pays d’origine, espère obtenir un titre de séjour pour raison médicale. Ce qui lui permettrait de décrocher un emploi déclaré et, par la suite, de retrouver un logement. « Et d’en finir avec les galères », dit-il. 

Hichem, lui, mise sur une formation de cariste, un « métier en tension » et adapté à son état physique, qu’il commence dans deux semaines. « Une fois le certificat obtenu, je n’aurai qu’à aller dans une agence d’intérim pour ressortir avec un boulot », assure-t-il. Il a financé cette formation avec ses économies, Pôle emploi n’ayant pas répondu à sa demande d’aide. Sur son téléphone, il fait défiler des échanges par mail. « Dix conseillers en l’espace de deux ans et un seul entretien direct. Ils n’en ont rien à faire des gens au RSA, on est des bouche-trous, peste-t-il. J’ai décidé de me prendre en main et de ne plus rien demander à personne. »

un homme sans abri sur son campement au bois de vincennes
Abdou Karim s'est installé à la lisière du bois de Vincennes n'ayant plus les moyens de louer un logement. © Mathieu Génon

une majorité d'hommes sans abri

Dans cet écrin de verdure à la lisière de Paris, pas besoin de s’enfoncer très loin pour distinguer des campements plus ou moins sophistiqués. La Ville les tolère, elle ne les évacue pas. Mais elle interdit les constructions en dur, les cabanes trop élevées – et visibles – et les meubles imposants. Des agents municipaux y veillent. Le nombre des habitants du bois de Vincennes varie. Selon Emmaüs Solidarité, l’opérateur social chargé de coordonner l’action des associations sur le territoire, ils sont aujourd’hui aux alentours de 150. L’écrasante majorité sont des hommes, âgés de plus de 40 ans. Beaucoup sont étrangers : ils viennent d’Europe de l’Est, notamment de Bulgarie et de Roumanie, et, de plus en plus, de pays subsahariens. Quelques-uns mènent une vie de communauté. Entre voisins, ils s’entraident, s’invitent et surveillent à tour de rôle leurs abris pour se prémunir des tentatives de vol. Un grand nombre de ces installations provisoires sont désertes pendant la journée. Les propriétaires sont partis gagner leur pain. Certains ont un emploi. D’autres font la manche ou chinent des objets ou des matériaux qu’ils revendent pour survivre.

Des vestiges d’anciens campements, totalement abandonnés, subsistent. À l’écart d’un sentier de promenade, une bâche, une chaise pliante et un amas de brindilles destinées à un feu de camp gisent au sol. « C’était l’emplacement de Jah Prince », indique Jacques, un bénévole du Secours Catholique qui arpente une fois par mois ces allées boisées à la rencontre de leurs habitants. « Il faisait profiter ses voisins et les promeneurs de sa musique. » Le chanteur de reggae franco-ivoirien, ruiné, a récemment été relogé après presque une décennie passée sous ces feuillages.

Une poignée d’habitants n’a en revanche pas l’intention de quitter le bois. Ils se sont « volontairement mis en retrait », ne supportant plus « le rejet des administrations et de la société », explique le bénévole du Secours Catholique, responsable des tournées dans le bois de Vincennes, en s’aventurant dans un endroit reculé. « On croise aussi des personnes souffrant de troubles psychologiques ou d’addictions. » Au bout d’un chemin déblayé, une cabane faite de planches de bois et de tôles trône au milieu de ce qui semble presque être une parcelle privée. « On vient d’arriver chez Félix. Il vit là depuis vingt ans, souligne Jacques. Il ne compte pas partir, il dit qu’il s’y sent bien. » « Félix, vous êtes là ? » demande-t-il. Personne ne répond. La porte de la cabane est fermée. « Il a dû sortir, suppose le bénévole. On repassera. »

un homme et une femme sans abri remplissent un bidon d'eau dans le bois de vincennes
Depuis quelques jours, Abdou Karim partage son campement au bois de Vincennes avec Guilaine, elle aussi sans abri. © Mathieu Génon

Le soleil matinal monte doucement au-dessus du bois qu’il réchauffe. Abdou Karim donne un coup de balai devant son abri. « Je suis maniaque, dit-il en souriant. Quelquefois je fais un tour dans les environs avec un sac poubelle et je ramasse les déchets. » Une femme à la silhouette menue, enveloppée dans une doudoune, sort de la tente. Des bouteilles vides à la main, ils partent ensemble « pour faire le plein d’eau ». Au loin, l’imposant rocher du parc zoologique émerge entre les arbres.

Depuis quelques jours, Abdou Karim partage son campement avec Guilaine. Cette femme blonde de 55 ans aux traits tirés est à la rue depuis le décès de son conjoint, il y a deux ans. « Le bail de notre appartement était à son nom et je n’avais pas les moyens de régler le loyer », relate Guilaine, allocataire du RSA. « Pour retrouver un logement, il faut retrouver un emploi déclaré, gagner trois fois le loyer, payer une caution. Mais quand on est à la rue, retrouver un emploi, ce n’est pas évident. » Elle a fait la connaissance d’Abdou Karim dans une cantine solidaire, dans l’Est parisien. Sans-abri, elle était « à plat », les pieds en sang à force de marcher. « Je portais des claquettes, je ne supportais plus les chaussures fermées », se souvient-elle. Le jour, elle voguait des bancs de stations de métro à ceux d’arrêts de bus. La nuit, elle déambulait dans les rues parisiennes en tirant deux valises, tout en transportant deux cabas sur son dos. « Sans jamais m’arrêter. J’avais peur de rester sur place, qu’il m’arrive quelque chose, confie-t-elle. Quand quelqu’un s’approchait de moi, je lui faisais peur pour le faire fuir. C’est fatigant d’être constamment sur la défensive. » 

Elle s’interrompt, sourit à Abdou Karim, assis à ses côtés, et reprend : « Je ne sais pas dans quel état je serais aujourd’hui s’il ne m’avait pas ouvert sa porte. Grâce à lui, je me sens enfin en sécurité. Parfois, je pars dans mes pensées, je me souviens des moments difficiles passés seule à la rue. Ça fait du bien d’avoir quelqu’un qui vous rassure. » Abdou Karim sourit à son tour : « Je n’ai pas hésité une seule seconde à l’accueillir. Je lui aurais même laissé ma tente et je me serais débrouillé si je n’avais pas eu de place pour l’accueillir ici. La rue, c’est plus dur pour les femmes que pour les hommes. » Et puis, « avoir de la compagnie, ça remonte le moral ».  

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Notre position

Avoir droit à un toit pour vivre dignement

Le Collectif des associations pour le logement, dont fait partie le Secours Catholique, a déposé en février dernier deux recours contre l’État devant le tribunal administratif de Paris pour non-respect du droit inconditionnel à un hébergement d’urgence et du droit au logement opposable (DALO). « Le logement est un préalable à une vie digne, avance Maud Clément, animatrice au Secours Catholique de Paris. Chaque personne, même les plus éloignées, doit pouvoir accéder et se maintenir dans un logement ». Pour cela, « l’offre de logements, notamment de logements sociaux accessibles aux plus faibles revenus, doit être développée », ajoute la salariée. Le nombre de places dans les centres d’hébergement d’urgence doit également être revu à la hausse. Cela permettrait de « sortir d’une logique de priorisation qui met en concurrence des publics vulnérables », plaide l’animatrice.

Tout au long de l’année, le Secours Catholique organise des tournées de rue – comme au bois de Vincennes – pour aller à la rencontre de personnes sans-abris « afin de rompre leur isolement sans le leur imposer », précise Maud Clément. « Les bénévoles proposent une écoute et une discussion agréable à des personnes qui disent souvent se sentir invisibles voire inexistantes ». Des lieux multi-activités permettent aussi aux personnes accueillies de nouer des liens et de participer à des projets. L’animatrice explique : « On agit avec les personnes dans une optique d’accompagnement vers l’autonomie et de développement du pouvoir d’agir de chacun et de chacune ».

Crédits
Nom(s)
Djamila Ould Khettab
Fonction(s)
Journaliste
Nom(s)
Mathieu Génon
Fonction(s)
Photographe
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